samedi 11 février 2017

Pas seulement dans la maladie, à tout moment en fait

"Dans la maladie, Proust est mon ami. Je l'ai toujours lu dans des circonstances extrêmes de décrochage avec la "vraie vie" des bien-portants. Contrairement à ce que croient ceux qui ne l'ont pas lu, Proust n'est pas un snob refermé sur lui-même. Sa curiosité exceptionnelle s'approprie toutes choses comme une main préhensile et plusieurs de ses personnages les plus réussis sont en fait des prolétaires comme Françoise, la domestique de vieille souche. C'est en outre un archéologue des sens, qui raconte le mystère de la vie en creusant le réel plutôt qu'en suivant le fil d'une narration. Ses personnages sont des cas, qu'il analyse et effeuille jusqu'à la nudité poétique de leur anxiété première. La seule vraie "intrigue" de la Recherche est la procrastination du narrateur, qui diffère sans cesse le moment de faire une oeuvre Entre la première et la dernière page, des centaines de réflexions sur les aubépines, les clochers d'église, les madeleines, l'amour, la mémoire, l'enfance, l'art. Proust est un écrivant français, c'est-à-dire le contraire d'un romancier anglais : mémorialiste comme Saint-Simon et philosophe comme Montaigne, c'est un sensible doublé d'un curieux qui a quelque chose à dire sur tout ce qui l'entoure et sur tout ce qu'il a vécu. Cet essayiste autobiographe était trop poète et beaucoup trop génial pour ne pas faire du moindre détail de sa vie la colonne d'une cathédrale romanesque involontaire. 

Carl Bergeron, Voir le monde avec un chapeau

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