jeudi 16 février 2017

De l'égocentrisme

Égocentrisme : (n.m.) vient du latin "ego" (moi) et "centrum" (centre, aiguillon!?!) et signifie : "ne penser qu'à soi-même, tendance à tout rapporter à soi, à ne s'intéresser qu'à soi."

Karl Ove Knausgaard est un phénomène et un phénomène ne fera jamais l'unanimité. Dans une critique rarissime et plutôt virulente - certaines personnes aiment à descendre ce que la majorité admire, ça leur donne cette fausse impression de supériorité et d'unicité -, de son oeuvre, on l'accuse d'être un égocentrique pathétique et méprisable parce qu'il ne fait que parler de lui et de ce qui l'entoure, témoignant ainsi de sa personnalité antipathique. On ne pourrait prétendre le contraire : essentiellement, Knausgaard ne parle en effet que de lui, mais le critique, de mauvaise foi, en oublie le sens profond. C'était d'ailleurs l'une des principales craintes de Proust quant à son oeuvre. Il disait, je paraphrase, craindre qu'on ne le prenne que pour un petit snob condescendant et que ses inlassables descriptions de tout ce qui l'entoure n'étaient qu'un moyen de se flatter et de se satisfaire l'ego, autant dans sa virtuose maitrise du fond que celle de la forme, alors que lui y voyait plutôt l'occasion de tirer de ses observations quelque chose qui transcenderait l'individuel et le personnel pour atteindre l'universel : à travers lui et, surtout, son écriture, il voulait dégager des lois générales touchant tous les humains. En ce sens, son approche est quasi-scientifique. D'ailleurs, lors de sa parution, son oeuvre en a plus fait pour l'étude de la mémoire et du temps que la science à proprement parler. On pourrait dire la même chose de l'oeuvre de Joyce, mais cette digression serait trop longue. C'est néanmoins bon à savoir que la prochaine fois que vous entendrez parler de "quarks", ces particules élémentaires constituantes de la matière observable - rien de moins! -, sachez qu'il s'agit au départ du son émis par un choeur d'oiseaux dans le Wake : le scientifique qui en a fait la découverte était en train de lire Joyce et choisit ce mot pour nommer ces particules. De savoir que cet infinitésimal dénominateur commun est en fait le son que faisaient des oiseaux dans l'esprit d'un écrivain génial ne peut m'empêcher de me faire sourire. Pour en revenir à Proust, inutile de dire qu'il a réussi sur toute la ligne à dégager ces lois qu'il voulait universelles, celles de la révolution des êtres évoluant autour de soi dans le Temps. Il faut être un abruti de course pour voir dans le grand Oeuvre de Proust un éloge de l'égocentrisme et du narcissisme, il fait de la littérature la vie même et c'est exactement la même chose avec Knausgaard. 

C'est une porte toute grande ouverte que j'enfonce, mais à l'ère des réseaux sociaux où tout un chacun s'expose par bribes, de façon éminemment hypocrite et sans réelle franchise, pour témoigner des épisodes supposément "marquants" de leur vie, Knausgaard raconte sa vie, dans toutes ses contradictions, avec justement cette franchise et cette honnêteté inexistantes - sinon déguisées, tronquées et altérées -, de nos jours. Il est à contre-courant parce qu'il est authentique, parce qu'il ne supporte pas le faux-semblant, le mensonge et l'hypocrisie (j'y reviens souvent, mais c'est parce que c'est peut-être le plus grand mal de notre société posthumaine). On l'accuse de platitude? Mais c'est justement sa force. Comme l'ennui en est une dans La Recherche et comme l'absence d'aventures est la grande aventure dans Ulysses. Pour certains, Knausgaard pourrait être d'une banalité abrutissante, mais il a compris, contrairement à beaucoup de gens qui se "mettent systématiquement en scène"- il y a donc falsification sinon altération du réel -, que le banal dans toute sa réalité peut être sublime pour qui sait bien observer. Ce qui en revient au propre de la poésie qui est d'être capable de s'émerveiller devant n'importe quoi comme si c'était la première fois qu'on l'observait. Tandis que la tendance actuelle présuppose qu'il faille vivre de grandes choses pour donner du sens à sa vie, Knausgaard vit la sienne à travers son extraordinaire entreprise littéraire où l'auto-censure n'a pas sa place, où les gestes du quotidien, à travers leur banalité et notre indifférence, révèlent qui nous sommes et permettent de mieux nous connaitre. Et n'est-ce pas là l'essentiel des choses? Les écrivains qui ont consacré sinon sacrifié leur vie à l'écriture, comme Proust, Joyce et Knausgaard, et qui n'ont fait de leur vie que de la littérature, en ont plus fait pour l'étude de l'Humain que bien des sciences, qu'elles soient humaines ou dites pures. La vie imite l'art comme disait Oscar Wilde, et Freud n'aurait jamais été Freud sans Dostoïevski et Nietzsche. J'attends encore quelqu'un pour me prouver le contraire. 

J'aime m'imaginer l'écrivain comme le photographe qui en est encore à l'argentique : il refuse l'instantanéité et le filtre déformant de la photo numérique et de la photo prise au cellulaire, sans parler de l'insipidité du selfie. Comme le photographe anachronique, l'écrivain doit se replier dans la chambre noire de son soi pour révéler les images qu'il voit sur la page blanche, exactement comme le révélateur chimique le fait avec la photo, dans cet espace précis et unique entre l'inconnu de l'obscurité et l'évidence de la lumière.

2 commentaires:

  1. Je n'aurais pu mieux le dire. Écoutons l'égoïste en personne :

    «Les étoiles clignotent au-dessus de nos têtes, le soleil brûle, l'herbe croît et la terre, oui, la terre, elle engloutit toute vie en effaçant la moindre trace et elle recrache de la vie toute neuve en une cascade de membres et d'yeux, de feuilles et d'ongles, de paille et de queues, de peau, de fourrure, d'écorces et d'entrailles, puis les engloutit de nouveau. Et ce que nous ne comprenons jamais vraiment ou ne voulons pas comprendre, c'est que ça se passe au-delà de nous, que nous ne sommes pas partie prenante, que nous sommes seulement ce qui vit et meurt, aussi aveuglément que les vagues de l'océan.»

    - Karl Ove Knaussgard, Un homme amoureux, p.552

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