jeudi 2 février 2017

Depuis qu'elle est partie, l'hiver s'est refroidi. Elle est passée comme un coup de vent brûlant, tantôt calme et tantôt déchaîné, laissant dans son sillage que du passé et aucune promesse, quelques blessures et trop de questions sans réponses. Dehors, le soleil m'indiffère. Il projette sa lumière sur le nacre des murs de mon appartement. Tout est blanc de fausse pureté. Celle qu'il projette sur les arbres dans la ruelle semble déposer le froid de l'air sur l'écorce endormie. Je m'ennuie de la pluie, du clapotement des gouttes sur les feuilles et dans les flaques, et du vrombissement sourd, comme en retrait sur une toile de fond grise, de l'averse. Thé blanc de Darjeeling (la cité de la foudre) ; Puttabong Queen, organic first flush premium ; acheté direct à 'source. Je ne peux pas croire que ça fait trois ans et demi déjà. Le thé est toujours aussi excellent après tout ce temps. Darjeeling, ville montée sur plusieurs paliers dans les montagnes juste à l'orée du Sikkim et de l'Himalaya, ville multicolore engloutie dans la brume de la mousson, entourée de champs de thé à perte de vue, à 75 kilomètres du Kanchenjunga, médaille de bronze des plus hautes montagnes du monde. Des champs de thé perdus dans les nuages, à plus de deux mille pieds d'altitude, on voyait les travailleurs ramasser des feuilles sans relâche, on devinait la rivière s'insinuant dans la vallée en contrebas, et cette odeur... 

À me perdre dans mes pensées, mon thé est devenu froid. Je le bois quand même, saveurs florale et herbacée, un coin du monde dans ma tasse. Proust avait tellement raison. J'alterne sans cesse entre lui et Knausgaard aujourd'hui, trouvant de quoi nourrir mon intellect et ma curiosité selon deux menus semblables mais singuliers. D'un côté, Swann, après avoir entendu la phrase de la sonate de Vinteuil pour la première fois, commence à trouver des beautés à Odette, qui ne lui plaisait pas du tout de prime abord, parce qu'elle ressemble à un personnage sorti d'une toile de Botticelli : "Il n'estima plus le visage d'Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d'après la douceur purement carnée qu'il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l'embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l'effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un portrait d'elle en lequel son type devenait intelligible et clair." Mais quelle erreur il est en train de commettre! Cette volonté de se duper lui-même ; qu'est-ce qui peut bien pousser un humain à rendre le mensonge vérité avec tant de persistance aveugle? À s'inventer une sortie de secours dans une maison aux portes tout ouvertes? De l'autre, Knausgaard vient de perdre son père et continue de cogiter sur son travail d'écrivain : "Écrire un roman [...] et voir l'environnement former lentement et imperceptiblement l'écriture, car notre façon de penser est intimement liée à notre environnement concret autant qu'aux gens avec qui nous conversons et aux livres que nous lisons." Il n'a pas la prose de Proust, mais il est d'une lucidité fascinante, et c'est un peu beaucoup à cause de lui si j'écris tant dernièrement, ce qui sera lu comme ce qui ne le sera pas.

J'ai l'impression que le temps ne passe pas aujourd'hui. J'ai regardé l'heure à intervalle quasi-régulier sans m'en rendre compte pendant toute la journée, mais ça n'a eu aucun effet sur moi. Peut-être que lorsque nous sommes dans la plus complète solitude (mais le suis-je vraiment?), ne serait-ce que pour une seule journée, on peut s'extirper du temps un peu, cesser d'exister par-devers les autres et n'exister que par et pour soi-même. Ne voir personne et ne parler à personne, prendre un thé, lire deux livres plutôt qu'un, écouter Vheissu et The Alchemy Index de Thrice entre les deux, manger un peu, écrire, se poser pour réfléchir et pour se rappeler, écrire encore, voir le soleil laisser la place aux nuages annonciateurs de la brunante, jusqu'à ce que l'heure bleue apparaisse, parfumer le crépuscule avec les effluves d'un Bowmore 12 ans, voir naître la soirée et tomber la nuit, trois chandelles comme seule lumière... Non, rien... C'est probablement paradoxal, mais je ne sais ni ressens ce que fait le Temps aujourd'hui.

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