mercredi 24 février 2016

Esquisse

C'est le couple le plus improbable qu'il m'ait été donné de voir depuis très longtemps. Quoique je hésite à leur attribuer trop rapidement l'épithète de couple, car mon instinct, quelque part, se protège, se convulse et se refuse de croire à pareil ménage. Je les regarde et ils semblent dénués de tout mystère, victime d'une esthétique anachronique trop accentuée et d'un hipsterisme exacerbé. 

Francis écrit frénétiquement depuis plusieurs minutes et pour ma part j'ai interrompu mon office et mon orfèvrerie faute de matériau à travailler. Ma lecture de Cervantes me sied plus à cette heure où les muses se font discrètes, empêtrées qu'elles sont dans leur mutisme désolant. Dehors, le jour s'endort tranquillement et moi avec lui. La concentration nécessaire que l'écriture demande est distraite - une elfe vient de passer, pas nourricière pour deux cennes comme dirait l'autre de dépit, mais une elfe pareil. Elle passe et disparaît, comme un flash, mes yeux fatiguent et regardent les phosphènes qui la suivent danser.

L'Escalier continue de se remplir, la lumière vient d'être tamisée d'un coup, la nuit commence mais sans moi. Je ne suis pas cet iconoclaste à la dégaine savamment négligée. Qu'un pauvre type qui hésite et oublie et réfléchit dans les reflets noires d'encres généreuses. Le moment présent fuit. "T'as l'air inspiré mon vieux", que dit Francis. "Je ne sais pas", comme seule réponse. J'écris c'est tout, sur rien. Une esquisse. Sur ma soirée qui s'annonce riche où déchiré entre Cervantes, un documentaire sur Snowden et une symphonie de Bruckner, je ferai un peu de tout, mais au final un peu rien. 

(Je viens de raturer une longue phrase. Elle était inutile et elle est morte avant même de faire son effet. Et se perd une autre image. Comme la plupart des choses que j'écris.)

Le couple dont je parlais tout à l'heure ressemble à ce qui suit. Elle, assise à gauche, porte des Blundstone, des pantalons saillants ou fluets, un chemisier (fait : pour un homme, on utilise le féminin, une chemise, et pour une femme, c'est toujours le masculin, un chemisier - une explication quelqu'un?) d'un beige à se pendre, boutonné jusqu'au cou en plus - je ne comprends pas ce désir de s'auto-étouffer -, des lunettes à la Nana Mouskouri avec une chaînette dorée (Francis s'est attardé sur ce même détail - les connexions se font, la télépathie fonctionne!), elle a les cheveux courts et sombres ; elle a un certain charme - some kind of a cutie -, mais sa dysharmonie est violente. Mais lui, à droite, un côté de la tête rasée et l'autre, cheveux tombant comme herbes défraîchies sur son menton imberbe, cheveux agonisant sur peaux mortes et pellicules, culottes de jogging, New balance, veste impossible motif léopard mais rouge, foulard vert fluo - déjà là rien ne l'aide -, mais sa voix comme une comparaison inexistante ou juste impossible ajoute un gros trait sur le relief de cette caricature que cet homme (!?) incarne tout en insouciance. Vous me pardonnerez j'espère cette esquisse on ne peut plus superficielle certes, mais n'en demeure pas moins qu'ils sont totalement improbables. Francis persiste et signe : la femme au chemisier beige a un charme discret mais là.

Une chanteuse vient de prendre le stage - peau d'ivoire et chevelure rouge sombre brun doré auburn celtique. Petite voix rappelant une jeune Dolly Parton. Elle a un spleen mi-irlandais mi-country ; un lys aux pétales flamboyants tout plein de douleurs et de bonheur en même temps, sa voix est à fleur de peau. Et ensuite se déplacent les angles sur le plancher de l'Escalier maintenant bien foulé et les possibilités géométriques presque infinies - excusez une nébuleuse métaphore - se déploient en merveilleux théorèmes. Finesses des droites sur lesquelles sont construites de lumineuses paraboles de velours noirs. Une mèche tombe sur un profil en croissant qui complète la belle unité de son visage constellé d'hiver. Toute la féminité du monde dans une mèche rebelle, dans une nuque offerte au tamis des lumières d'où s'échappent les plus fines particules de clarté. Un coin d'univers, un principe absolu, un siècle qui passe!!

mardi 16 février 2016


"L'obscurité creuse nos solitudes, elle ne cache pas la vérité."
- Serge Bouchard

lundi 15 février 2016

froid polaire

Vendredi pas tout à fait soir encore. Le soleil s'est juste couché vraiment vite, sans attendre la nuit. Il est frileux aujourd'hui, après tout, il va faire -48° demain. Sur Saint-Denis, les flocons obèses et les lampadaires dansent sans retenue, s'épousent et déposent sur la ville leurs reflets dorés qui découpent l'obscurité bien installée. Je prends Berri. Trop de voitures passent et dérangent et crissent pneus et moteurs par-dessus ma musique. Après trois jours de Portishead, PJ Harvey succède à Beth Gibbons, qui doit avoir mal à la gorge de ce que je l'ai trop fait jouer ces derniers temps. Les voix féminines, ma chaleur dans cet hiver. Voix tantôt pré ou post-orgasmiques, tantôt cristallines comme des diamants tranchant l'ombre. On Battleship hill. Oh Polly Jean! T'as pris ta voix fragile et fluette pour cette chanson, ta voix vulnérable comme chair en hiver. Oh Polly Jean! Quand ta voix manque craquer à 3 minutes 19 secondes, mais que tu la récupères, c'est mon coeur que tu fends et recolles tout de suite après. J'en pleure, mais par en-dedans, fait trop froid dehors. 

Mes six stations de métro se résument en distractions et indifférence. Je sors au Quartier latin. Des itinérants partout. Sur mon chemin, l'un d'eux pisse en plein milieu du trottoir comme s'il n'y avait âme qui vive. Sa petite graine morpionneuse viole la poésie qui s'était doucement installée sur ma soirée. Envie de l'envoyer chier, mais je n'en fais rien. Je dois contrôler mes émotions, c'est que j'ai un câlice de volcan à l'intérieur, une énergie quasiment épeurante tellement elle semble intarissable. Arrivé au Saint-Ciboire, ma blonde n'est pas encore là. Je griffonne dans mon calepin comme un déchaîné. Tout le monde autour crie si fort, la musique, encore plus. J'ai l'impression de n'être vu de personne. Pour eux, je suis l'invisible ou l'insignifiant dont ils n'ont cure, celui qu'ils ne remarquent pas ; pour moi, je suis l'indifférent au milieu de la foule, qui a peur que la poésie et l'amour foutent le camp, que la beauté s'évapore et me laisse complètement seul devant ce qui serait ma plus grande peur. 

Je suis fébrile. Mes doigts travaillent les fissures. Je m'enfouis dans mes pensées. Je m'enfuis de la foule présente. La poésie est furtive, les muses, agaces. Le froid qui s'annonce prend naissance dans mes tempêtes. Les mots sautent de partout, comme dans ce jeu de fêtes foraines où il faut prévoir de quel trou sortira la marmotte en plastique et taper dessus avec une mailloche. On dirait que je manque à tout coup, je suis une fraction de seconde en retard. Je suis le sable dans l'engrenage ambiant.  Je désordonne moi-même ce qui m'entoure en attendant que tu combles ma solitude. Tu arrives enfin. Ton sourire a quelque chose de rassurant. Nous partons aussitôt, l'atmosphère ne te plaît guère, et on s'enfonce dans la nuit froide. Notre pas rapide sur la neige dure et criarde. On oublie tout. Nos pensées errent. On va rejoindre des amis avec qui nous boirons toute la nuit, dans l'insouciance des pintes. Mais ma bière a quelque chose de fade, je ne sais pas pourquoi. Peut-être l'est-elle parce que pas une fois nous ne penserons à ces itinérants que j'ai vus tout à l'heure. Ni au fait qu'ils vont peut-être mourir de froid demain soir, parce que -48°, ben c'est frette en crisse.

vendredi 12 février 2016


depuis plusieurs jours
observer une multitude
de destins périodiques
tantôt distrait tantôt renversé
l'éclat est éphémère
mais laisse une cicatrice
lourde et creuse
qui se fossilise
directe dans mon cerveau

dimanche 7 février 2016


pendant deux jours
mettre le silence sur repeat