jeudi 15 décembre 2016

Sousveillance

Traditionnel post de fin de session. Huit heures de surveillance obligent. Mon local n'a pas de fenêtres, mais sur le beige des murs repose une multitude de cadres, de découpures de journaux jaunies vieillies et des photos d'enfants du tiers-monde. Quelle expression détestable que celle de tiers-monde quand même... Un local prévu pour les sciences humaines c'est sûr. Quatre gros encadrés sur le mur nord : Sociologie allemande, Sociologie française, Sociologie québécoise, Sociologie américaine. Visiblement, ma sociologie est loin, car à part Marx, Durkheim, Bourdieu et Dumont, je n'en connait aucun autre. C'est Marx qui trône au-dessous de tous autres, avec les airs d'un Walt Whitman fâché. Il ne m'a jamais vraiment intéressé, faut que je le reconnaisse.

Juste à côté, une carte du monde où c'est inscrit "Les trous noirs du web", une publicité de Reporters sans frontières. Arabie Saoudite, Biélorussie, Birmanie, Chine, Corée du Nord, Cuba, Iran, Libye, Maldives, Népal, Ouzbékistan, Syrie, Tunisie, Turkménistan et Viêt Nam. Tous des pays où les choses vont trrrrrrrès bien dans le monde. À l'exception de la Biélorussie, tous ces pays sont situés dans la même "ceinture orientale". Je pense à Alep, à ceux qui ne font rien et qui pourraient faire quelque chose. Ma bouche devient soudainement très pâteuse, un puissant arrière-goût de malaise s'installe dans mon palais et sur ma langue, et les mots horreur et génocide meurent dans le fond de la gorge parce que malgré leur violence, ils ne rendent pas compte du réel. But to flee in words, words, words...

Sur le mur est, différentes unes de journaux jaunies et plastifiées d'une vingtaine de pays que personne ici n'a jamais lues et sur le mur sud de la classe, quinze petits portraits d'enfants d'Asie et d'Amérique du Sud. Ils jouent, ils ont l'air heureux, malgré la misère et la pauvreté. Je me demande bien pourquoi certaines personnes ont décidé de mettre de tels portraits dans une salle de classe, - comme si les étudiants prenaient le temps de les regarder : cellulaire : 1 - Ti-zenfants : 0 - une volonté "d'habiller" les murs? Il y a quelque chose de tragique dans la phrase "suspendre un portrait", mais c'est quand même moins pire que "prendre un égoportrait"... La journée sera longue.

***

six semaines
de montagnes russes 
épileptiques
l'écume monte 
à la bouche 
du temps

ou c'est juste 
la mousse 
de ma bière flat
qui reste 
pognée 
dans ma barbe
et se mêle 
à mes larmes

***

J'ai terminé mes cours cette semaine. Quinze semaines passées avec eux. Je les ai vus changer sous mes yeux. Y'a pas à dire, ça torche en crisse Hamlet. J'ai eu plus de poignées de main que je l'espérais, en plus d'un lapsus de course fait par une étudiante qui m'a dit que j'étais "son-mec-euh-son-prof-préféré". Et elle de sortir de la classe d'un pas allègre et léger, comme si de rien n'était. J'imagine facilement l'odeur safranée du désert de sa peau. Avant de m'endormir hier, j'ai cherché dans mes draps que je ne lave plus ton odeur évanouie, mais je n'ai trouvé que celle de mes sueurs froides et de mes frissons. Errances dans les golfes dolents de courbes qui se sont dérobées, que je ne connaitrai plus. Back to Kerouac. C'est officiel, je ne surveille pas aujourd'hui, je sousveille. Je suis d'une inefficacité exemplaire. Kerouac et Shakespeare, voilà métaux bien plus attirants. Je continue d'arpenter les dédales étranges des délires des Blues de Ti-Jean ; à travers les nombreuses incompréhensions non-dénuées de beauté et poésie, sa prose transpire une liberté pure, une fureur de vivre peu commune même si elle est sublimée en une déroutante autodestruction. Dépasser les limites, est-ce là qu'on vit le plus? Vu mon état, Kerouac est un dangereux poète pour moi présentement. Et c'est pour cette raison qu'il est terriblement fascinant.

***

jeudi soir dernier
je devais écrire 
après notre rencontre
à l'Escalier - murs
de vieilles bibles 
médiévales allemandes -
mais j'ai perdu 
mes poèmes
dans la tempête

- quel est la différence
entre la douleur 
et la souffrance? -
l'encre ne suffit pas 
à éteindre
le volcan qui implose
le soufre et la cendre
que je respire
il me faut des eaux-de-vie
plus intenses

je fossoie
ma tombe morale
dans l'excès de 
transports éthyliques

***

First witch : All hail, Macbeth!! Hail to thee, Thane of Glamis!
Second witch : All hail, Macbeth! Hail to thee, Thane of Cawdor!
Third witch : All hail, Macbeth that shalt be king hereafter!

C'est une malédiction cette pièce! Pleine de vérités révélées dans la puissance des ténèbres. Le bruit et la fureur résonnent dans chaque scène. Les ombres séduisantes de nos ambitions nous trompent et l'on se perd dans le chaos labyrinthique de notre cerveau. O, full of scorpions is my mind, dear wife!

Present fears 
Are less than horrible imaginings. 
My thoughts, whose murder yet is but fantastical,
Shake so my single state of man that function
Is smother'ed in surmise, and nothing is
But what is not.

Seul est ce qui n'est pas. Songes et désirs terribles d'un homme à qui l'on promet gloire et pouvoir, que ne ferait-il pas pour l'atteindre quand en plus le charme et le chantage du succube aimé opèrent sur son orgueil les plus viles mélodies? Art thou afeard / To be the same in thine own act, and valour, / As thou art in desire? Ça doit faire 20 fois que je lis cette pièce et elle me hante quand même à chaque fois. Quoi de mieux pour habiller les murs beiges de ma classe sans fenêtres que la superbe sinistre d'une passion meurtrière à l'état pur?

***

j'aimerais voir 
tomber sur le jour
sur le soir et ton corps
un voile de soie
diaphane

les mains en manque 
d'épiderme dans
l'absence de ta chair
ne frôleraient 
que la douceur
du tissu sur 
ton être évadé

le souvenir restera
mais s'étiolera
et fera du futur
un nouveau présent
où je continuerai
d'être qui je suis

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