lundi 17 août 2020

Nietzsche on the beach



Orford, mi-juillet.

Enclavés entre des montagnes, sur le sable d'une plage isolée, plusieurs corps se prélassent dans l'ivresse caniculaire. Ils sont si loin du soleil, désacralisé, qui darde ses rayons imparables. J'aime la puissance tranquille des astres. Autour, salmigondis de cris d'enfants, quelques alcools adultes flottent dans l'air. Plus loin des adolescents avides de connaître la chair paradent, un peu vulgaires, et tentent des séductions maladroites. Tous veulent être regardés mais peinent à lever les yeux et à sonder vraiment l'être désiré. Être désiré plutôt qu'assumer son désir, être aimé plutôt qu'aimer? (même s'il ne s'agit pas vraiment de cela). Ils sont tous pareils, ils n'ont rien inventé; ils cherchent tous à être le centre. 

Plusieurs se dirigent vers l'eau froide pour se baigner. Des corps aux cents formes à l'abri du monde qui continue au-delà de cette plage, qui n'existent aujourd'hui que sous mon regard et ceux des nuages impassibles qui passent et s'évadent en silence, le seul réel qui existe. Dans l'eau, les baigneurs, dans leur nudité partielle mais dominante, touchent à l'animal, à une certaine origine; on diraient qu'ils se meuvent insouciants sur des ruines invisibles et boitent difformes sur les cadavres des dieux.

Au loin, le vent danse dans la montagne que j'ai conquise la veille et les arbres chantent jusqu'ici, bruissements craquants, du feu sans la flamme. Au large l'eau est tranquille, on n'y voit que le remous de l'onde, le soupir du fond du lac. Le soleil a déjà commencé à se coucher, le crépuscule sera superbe et cette nuit nous verrons une comète accrochée au coeur profond et sombre du ciel. D'ici là, autour de nous les gens n'existent plus, n'existeront plus jamais. Mes yeux retombent sur mon livre et sur cette phrase de Nietzsche : "La lumière a fêté ses noces avec la nuit."

*

Baie-des-Rochers, une semaine plus tard.

La marée est basse et des goémons d'algues sèchent au soleil. La plage est isolée par une heure et demie de marche en forêt aux pierres et aux racines bien saillantes. Il y a des insectes partout, nous ne sommes pas les maîtres des lieux et ils nous le font bien savoir. Mille mouches et moustiques nous inspectent et nous goûtent, plus de fourmis qu'on ne peut l'imaginer travaillent et fourmillent, on sent presque le sol grouiller sous nos corps fatigués de montées et de descentes. À la marée haute, ce sont les phoques et les baleines qui viennent rôder sous nos yeux ébahis et nous rappeler que leur beauté n'est jamais vulgaire (eux). Le souffle de quelques baleines en quête de nourriture rythme la soirée puis une nuit sans étoile. Nous faisons un feu et nous endormons dans une solitude calme.

Le lendemain, nos jambes endolories brûlent des quarante mille pas sur neuf cent mètres de dénivelé faits en deux jours, nous avons vu le coeur montagneux du Québec - monter n'est rien, c'est descendre des sommets qui fait mal - et maintenant, nous nous reposons. Nos peaux de sueur salée bronzent, mais un peu après midi le soleil commence à cracher une chaleur trop crue qui nous force à chercher de l'ombre et le fleuve est trop froid à cette latitude pour que nous puissions nous y baigner. Les lieux imposent le respect, je l'entends et ne fais rien du jour sinon lire dans l'humilité en attendant chaque coup de vent amener l'air frais du large pour goûter à pleins poumons le sel vivifiant. De petits papillons d'un blanc immaculé virevoltent, des goélands pleurent, le battement des ailes d'un grand héron ralentit un temps qui semble déjà suspendu depuis que nous sommes ici. Être à un endroit où l'humain n'a pas pris le dessus est un privilège.

Dans un superbe paradoxe, le jour passe à une vitesse arrogante, comme disparaît l'éclair. À quoi ai-je réfléchi, saoulé de pensées, et qu'ai-je oublié pendant ce jour unique? Je ne sais plus. Je ne retiens que l'empreinte délébile d'un souvenir sur ma peau brûlée et mordue cent fois par des insectes voraces et des crampes aux jambes d'avoir conquis quelques sommets. Au propre comme au figuré. Mes tempes suent sous cet étrange fardeau. La nuit tombante et le vent viennent consoler mes pensées égarées. Dans la nuit, nous faisons un autre feu, plus grand celui-là, le moment est pur même s'il n'y a pas de baleine ce soir-là. Nous levons la tête et il y a plus d'étoiles que l'on n'en peut compter. Chacune d'entre elles est un déjà-vu impreigné sur la rétine noire du ciel.


















































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