lundi 14 septembre 2015

Une aide inattendue

  - Eh bien on aura tout vu! Un arabe qui sert du vin à des Juifs! dit la dame en levant le menton, visiblement fière de son trait d'esprit.
  - Je ne suis pas arabe madame.
  - Non??? Je ne vous crois pas!
  - Non madame, je ne suis pas arabe, je viens de Chicoutimi.
  - Mais c'est arabe comme nom!
  - Non madame, c'est amérindien et c'est au Québec. Ça veut dire "là où l'eau est profonde".
  - C'est joli! dit-elle en souriant. Elle prend un verre de dégustation et le respire silencieusement. Et ce vin, il est casher?
  - Oui madame, casher et mevushal en plus.
  - Mais vous n'êtes pas juif?
  - Non madame.
  - Ah! dans ce cas, je ne peux pas le boire. Au revoir!
    Et elle de déposer le verre sur le petit comptoir et de repartir le plus candidement du monde.
    Ce n'est pas la première fois qu'on me prend pour un arabe ; mon teint basané et ma barbe des séries ne font qu'accentuer l'impression. Je suis habitué à ce genre de répliques depuis que je travaille ici et ça ne me dérange plus. Ici, c'est la SAQ classique du Cavendish Mall, qu'on a rebaptisé, mes collègues et moi, Cavenshmall. On trouve que ça sonne juif ce nom. Ici, c'est un énorme centre d'achats en train de dépérir, laissé à l'abandon, où soixante-dix pour cent des magasins sont fermés et les trente autres ont toujours des ventes de fermeture. Si on enlève le IGA, la pharmacie et la SAQ, qui a la plus grosse sélection de vins cashers du Québec, c'est tout le mail qui fermerait. Ici, c'est beige à vouloir se péter la tête sur les murs pour y ajouter un peu de couleurs.
    Je souris machinalement aux clients qui passent et daignent me regarder, mais j'ai la tête ailleurs. Pas dans l'un des murs de l'endroit, mais bien dans mon mémoire qui stagne depuis plusieurs semaines. Ouais, autant dire dans un mur en fait. Avec le recul, je ne sais pas pourquoi j'ai choisi ce sujet - la honte et la culpabilité dans l'oeuvre d'Albert Camus -, et je suis bloqué. Au départ, mon directeur de maîtrise m'a dit que ces émotions étaient les plus importantes à approfondir parce qu'elles sont en train de disparaître. Il a raison. Depuis que je vis à Montréal, il ne m'aide pas autant que je voudrais, mais il m'a dit qu'il croit en moi et que je dois construire mes propres analyses. Cependant, à travailler quarante heure par semaine dans une SAQ reculée de l'ouest de Montréal, le temps et la motivation nécessaires aux réflexions sont absents.
    Aujourd'hui c'est vendredi. Pour l'instant c'est tranquille, mais comme c'est le sabbat demain, ça va être le délire à partir de 15h. Je remplace Natasha à la dégustation pendant qu'elle est en pause. Je déteste le vin casher, cuit et trop sucré à mon goût, ça me pue au nez et aux tripes. Un client sur trois refuse de boire le vin parce que j'y aie touché. Selon eux, je suis impur - et comment! - et je contamine le vin. Après de longues minutes, ça commence à s'animer dans le magasin et je vais terminer ma journée à la caisse. Cinq ans d'ancienneté, des connaissances inépuisables en whisky, mais on m'apprécie surtout pour ma compétence à balancer ma caisse. La file devient de plus en plus longue et les clients commencent à s'impatienter. Pour détendre l'atmosphère, je me permets quelques familiarités ici et là avec les clients habituels, qui savent que je ne suis pas juif le moins du monde : 
  - Quatre bouteilles de délicieux Manischewitz! Voilà votre change monsieur. Passez une belle journée et Shabbat shalom!
    Je me suis souvent montré curieux quant à leur culture et, si certains hassidiques sont très fermés, plusieurs laïcs m'ont parlé du judaïsme avec ouverture et éloquence devant mon intérêt. Toutefois, ce ne sera pas aujourd'hui que je vais continuer ces discussions, car ça ne dérougit pas.
    Après deux heures de rush qui ont passé comme trente minutes, une première accalmie. Une vielle dame entre dans le magasin. Ça fait cinq ans que je travaille à la SAQ et j'en ai vu de toutes les sortes des ptits vieux. Le sénile, le sens de l'humour douteux, l'alcolo, le frustré, le joyeux, le top shape, la canne, la marchette, le pas-pressé, le compteur de monnaie (toujours des femmes), le "dans mon temps", le sage, le déphasé, l'égaré, le qui-sort-pas-souvent, le veuf, le silencieux, l'affaibli, le malade, l'oublié, le délaissé par sa famille, le faut-que-je-parle-à-quelqu'un, et le fin seul. Elle, je ne saurais pas dire à quelle catégorie elle appartient. Elle a plus de quatre-vingts ans, elle fait à peine cinq pieds, les cheveux gris courts, un sourire gêné et l'air de ne pas vouloir déranger qui que ce soit. Je m'approche et lui offre mon aide. Elle accepte en me disant qu'elle n'est jamais venue ici, mais qu'elle est invitée chez son gendre et qu'elle ne veut pas arriver les mains vides. Elle ne connaît rien aux vins, donc je fais le nécessaire, juste quelques informations de base. Je lui parle dans mon meilleur anglais et elle m'écoute attentivement, comme si tout ce que je disais était très important, mais c'est moi que je saoule en parlant des différences entre les cépages, des millésimes et des accréditations casher et mevushal. Je coupe court à tout cela, lui trouve la meilleure bouteille pour son budget et l'escorte vers la caisse pour la faire payer.
  - En tout cas, madame, votre gendre va être bien content. Je vous souhaite une belle journée. Il semble faire un temps magnifique dehors en plus, dis-je en regardant l'énorme puits de lumière ensoleillé au centre du mail, seule fenêtre de la prison Cavenshmall. 
  - Vous savez, le temps qui fait importe peu, l'important dans la vie, c'est d'être libre, qu'elle me répond.
    Je ne saurais en effet contredire pareille affirmation, mais je la trouve bien sérieuse.
  - En effet madame, c'est important d'être libre, ça et en santé, balbutie-je. Je me trouve plutôt con de ne pas avoir davantage d'esprit. La fatigue.
  - Oui la santé c'est important, mais choisir, je choisis la liberté.
    Elle tend le bras gauche pour payer et la manche de son manteau se lève un peu, je vois une espèce de marque bleuâtre sur son poignet.
    Elle voit que j'ai vu. Dans ma tête, ça fait : tatouage sur le poignet égale Deuxième Guerre mondiale égale l'événement le plus honteux du 20ème siècle égale honte égale Camus égale mémoire de maîtrise égale moment unique et précieux. Toute ma compassion se dessine sur mon sourire un peu bête et je ne sais pas quoi dire. Elle comprend mon silence, on dirait qu'elle lit dans ma tête.
  - Quel est votre nom madame?
  - Helen Kirschbaum.
    Elle a de tout petit yeux d'un bleu irréel. J'ai mille question en tête que j'aimerais lui poser. Aux non-dits suivent quelques dits. Palpant ma curiosité, elle me parle, généreuse. Elle a été libérée d'Auschwitz en 1945, elle avait 19 ans. Avant ça, Dachau et Buchenwald. Trois camps en six ans. Les officiers femmes allemandes voulaient bien paraître aux yeux des hommes, donc elles se montraient plus cruelles : elles frappaient les prisonnières à coup de martingale, toujours en plein visage, sur les oreilles, les lèvres, le nez. Elle a une cicatrice sur le lobe de son nez, on dirait un bec d'aigle. Elle me dit tout ça le plus calmement du monde et je peine à retenir mes larmes. Honte et culpabilité. Ce sont ses yeux surtout qui me fascinent. Ils en ont tellement vu que ça m'étourdit. Elle pardonne mon émotion et conclut en me disant que c'est pour ça qu'elle préfère la liberté au-dessus de tout. Les cinq minutes qu'ont duré notre discussion en ont paru mille.
    Elle doit partir et je lui demande si je peux la serrer dans mes bras. Façon maladroite d'embrasser toute l'humanité contenue dans cette femme. Elle accepte en riant et me dit que je suis beaucoup trop jeune pour elle. Les sourires qu'on s'échange sont sincères et elle part sans savoir que grâce à elle, même si j'ai le sentiment de porter le poids d'un crime que je n'ai pas commis, je vais débloquer : je vais finir mon mémoire dans la semaine qui suit et je vais le lui dédier.
    À l'instant, mon boss brise ma réflexion et dit : "C'est ben beau cruiser les petites vieilles, mais on a besoin de toi à la caisse 2. Allez, au travail!"
    À ma liste de ptits vieux, je dois désormais ajouter : "le survivant de la Shoah".

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