vendredi 17 mai 2024

La fin des choses

 

Dans son essai intitulé La fin des choses, Byung-Chul Han s'attarde sur notre rapport aux choses et sur la nécessité de celles-ci, de leur matérialité, pour demeurer et vivre dans ce qu'il appelle l'ordre terrien, en opposition à l'ordre numérique qui « déréalise le monde en l'informatisant ». Les informations et les données ont pris le dessus sur les choses. Si la révolution industrielle nous a éloignés de la nature et de l'artisanat pour consolider et élargir la sphère des choses (parfois jusqu'au fétichisme de l'objet), la révolution numérique transforme les choses en données et les soumet aux informations. Nous vivons à l'ère de l'infocratie et le fil continu des nouvelles est l'idéologie, le garde-fou qui guide notre descente - une chute, symbole de la folie, serait trop brutale - vers l'abîme. Nous descendons inlassablement vers ce qui nous éloigne.

L'espace se déforme. Nous sommes immobiles, statiques et pourtant les distances se creusent : le monde est fragmenté par l'absence des regards. Où je pose les miens, je constate mille regards braqués sur des écrans, je constate l'évitement où « le cellulaire vole la présence du réel ». Inconsciemment, incapable d'échanger de ces regards qui rappellent la confiance originelle, ceux qui consolident l'altérité nécessaire à la construction du moi, l'individu cherche sur son écran - ce regard qui n'en est pas un, ergo qui ne regarde rien - une validation dont l'origine importe peu. Malgré l'apparente infinité du virtuel, il ne vit qu'à l'intérieur d'une diagonale d'environ 6 pouces, à moins de deux pieds des yeux, permettant ainsi l'oxymore d'un minuscule horizon où s'enchaînent les fragments erratiques de nos perceptions désincarnées. Interface d’une « réalité » virtuelle qui abolit autant la présence que l’absence réelles des choses, le cellulaire déréalise le monde.

Pour entrer en résonance, il faut qu'il y ait résistance dans l'espace et indisponibilité, sinon le réel devient un désert. Ces résistances font vibrer le chant de la terre. Mais dans l'ordre numérique, les vibrations matérielles de la réalité deviennent imperceptibles parce que les choses ont été transformées en données. Dénué de résistance, le virtuel est un vide inépuisable, le virtuel est un désert sans substance, qui n'a même pas le luxe poétique de l'écho, l'espace matériel étant nécessaire à l'écho. L'hypercommunication numérique n'est pas un partage, elle fragmente l'attention et elle accentue la solitude grave des individus, celle qui s'oppose à la solitude sacrée du silence. Encore une fois surgit cette nécessité de la lenteur, ce frein à l'accélération débilitante de notre époque, pour pouvoir se poser et être attentif au silence : « Le silence ne signifie pas que l'on n'entend aucun son. Certains sons peuvent même le mettre en relief. Le silence est une forme intense de l'attention. » (Byung-Chul Han)

C'est non sans raison que je théorise ou poétise sur les choses. Combien de textes écrits sur la nature, l'aurore et le ciel, sur les oiseaux qui chantent, sur l'étirement centenaire d'un arbre, sur un souvenir - ces choses qui persistent à ne pas disparaître -, sur le goût du café, sur le rituel de l'écoute musicale (CDs et vinyles à l'appui), ce mariage de la durée et de l'espace, sur mille paysages, sur mille livres lus et à lire, sur le temps qui se love sur le corps de ma blonde? Écrire permet aux choses d'un peu moins disparaître. Mais si me fascine ce qui est en voie de disparition, m'effraie surtout l'indifférence générale quant aux disparus de demain. Et bientôt d'hier. Pour atténuer l'emprise de l'ordre numérique, il faut retourner aux choses, en percevoir la substantifique moelle. « Le bonheur est un événement qui échappe à tout calcul », dit Byung-Chul Han. Si tout se transforme en données, il faut être incalculable. 

















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