jeudi 14 janvier 2016

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"Qu'entend-on par nihilisme? Distinguons. Ou bien, définition numéro 1, version restreinte, la mienne : le nihilisme nie le mal, il en cultive l'ignorance. L'innocent qui, après le 11 septembre, acclame Ben Laden, l'expert qui comprend l'horreur et finit par la justifier à force de l'expliquer sacrifient, fût-ce à leur insu, à l'axiome nihiliste fon-damental : il n'y a pas de mal. Ou bien, définition numéro 2, généralement reçue, mais à mes yeux erronée, le nihilisme est l'ignorance du Bien. Dans ce cas, la modernité entière passe sous sa coupe. L'économie où tout se vend et s'achète. L'univers sans dieu où nul ne sait à quel saint se vouer. Le débat ouvert où chaque conviction et son contraire s'affirment librement. Voilà qui illustre une condition humaine régie par l'axiome de substitution : il n'y a pas de Bien - commun, infaillible, immuable.

Un sophisme des plus répands postule que ces définitions 1 et 2 se recouvrent. S'il n'y a pas de Bien, il n'y a pas de mal. Et réciproquement, Dieu et diable apparaissent et disparaissent de conserve. Évidence trompeuse. Erreur absolue. Si j'admets la définition 2, le doute méthodique de Descartes ou l'inquiétude d'Hamlet tombent dans l'escarcelle du nihilisme, pour autant qu'ils laissent en suspens ou mettent entre parenthèses l'existence et le fondement des valeurs suprêmes. Montaigne aussi serait nihiliste : «C'est, à l'avis de Socrate, et au mien aussi, le plus sagement juger du Ciel que de n'en juger point.» Nommons relativiste (et non nihiliste) cette hésitation très partagée touchant l'Idéal. Elle se distingue d'un nihilisme stricto sensu (définition numéro 1) qui escamote l'existence du mal et de l'horreur. L'enfer des Twins Towers produit une émotion assez générale, bien que chaque citoyen ému conserve par-devers soi une idée singulière et incomparable de son paradis préféré. Dès qu'on délaisse les jeux de mots et leurs équivoques, expérience du mal et expérience du bien, loin de se recouper, s'avèrent parfaitement hétérogènes. Elles font deux. «La maladie se sent, la santé peu ou point ; ny les choses qui nous oignent au pris de celles qui nous poignent» (Montaigne).

Emma Bovary circule entre les deux définitions précédents. Elle a rompu avec les croyances (chrétiennes) de son enfance et ne s'en inquiète guère. Relativiste, donc. Elle vit sa vie sans souci des dégâts qu'elle sème derrière elle et des souffrance qu'elle inflige, suivant ainsi la pente du véritable nihilisme (définition numéro 1). L'héroïne de Flaubert est confondante. Elle conjugue les charmes chaleureux d'une libération brutale et l'audace glacée d'une brutalité libérée."

- André Glucksmann (2002 : 92-93)

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