mardi 31 décembre 2024

Fin de carnet, fin de session, fin d’année - deuxième partie



Première entrée de mon dernier carnet, une citation de Boucar Diouf : « L’évidence n’est pas ce qui saute aux yeux, c’est ce qui résiste au doute. » J’adore cette phrase qui souligne la condition sine qua none à l'atteinte d'une vérité : la réflexion.

Souvent, des individus vont tirer des conclusions avant même de considérer la problématique. La première appréhension d'un sujet ou d'un objet, ce qu’ils croient être la vérité, leur paraît tellement évidente qu’ils en deviennent aveugles. Ils ne doutent pas, ne questionnent pas, ne se questionnent pas ; ils tiennent pour acquis et leur perception, leur opinion ne se réduit alors à rien d’autre qu'à leur seule perspective. Cette appréhension partielle des choses m'amène l'image suivante : si on regarde l’horizon avec des oeillères ou à l’intérieur d’un tunnel, il sera tronqué et nous apparaîtra plus petit, mais il n’en est rien. S’il apparaît plus petit, c’est parce que nous limitons notre champ de vision avec ou sans connaissance de cause : l’horizon ne rapetisse pas, c’est nous qui nous en éloignons. Pas besoin de réfléchir tant que ça pour constater que le tableau est incomplet. Sans oeillères ni barrières, il nous faut apprendre à voir ce que nous voyons déjà pour aller au-delà de l’aveuglement provoqué par les simulacres de vérités qui nous sautent aux yeux. Projet difficile dans un monde où nombre d'individus voient bien ce qu'ils veulent voir, sans réfléchir, sans s'en donner la peine. Que réfléchir puisse être devenu une peine en dit long.

À cet égard, parmi mes nombreuses lectures de 2024, celle du philosophe slovène Slavoj Žižek en aura été une très inspirante. Žižek s’intéresse surtout à la façon dont la subjectivité postmoderne typique est, de prime abord, le produit non pas d’une subjectivité personnelle construite par l’individu, mais plutôt le produit, la modalité singulière et individualisée de l’idéologie dominante d’une société ou d’une civilisation. L’individu croit percevoir et comprendre ce qui l’entoure selon sa stricte anamnèse (son histoire personnelle, ses préjugés, ses valeurs, ses connaissances ou autres) et les biais narratifs de la société dans laquelle il évolue (ce que stipulaient les structuralistes précédant Žižek), mais ce dernier prétend plutôt que le noyau le plus massif, le dénominateur commun de notre subjectivité n’est autre que l’idéologie dominante et que son influence est beaucoup plus subtile et subconsciente, voire inconsciente, qu’on veut bien le croire. Notre libre-arbitre (pour ceux qui y croient), nos désirs et notre subjectivité ne seraient alors que les sublimations idéologiques des instances qui nous gouvernent. Et puisque Žižek se réfère également à la dialectique d'Hegel, l’idéologie dominante ne peut exister sans ses oppositions, ce qui ne fait qu’amplifier les polarisations symptomatiques, presque pathologiques, de notre monde postmoderne. Considérant cela, la liberté d’expression est désormais davantage une valeur idéologique qu'un droit humain, et toute prise de parole dite personnelle et subjective peut alors se réclamer d’une objectivité relative, ce qui revient à dire que tout propos acquiert sa vérité ne serait-ce que par son énonciation. Faut-il alors se surprendre de la surenchère crasse de faits alternatifs, d’insultes et de fabulations conspirationnistes qui polluent l’espace public et passent pour des vérités? La quantité de crédules qui y croient parce que ça leur saute aux yeux n’aide en rien à les démentir. Ils prennent pour la vérité ce qui fait leur(s) affaire(s), dans tous les sens du mot. L’aveuglement comme symptôme - et cause - de l’aliénation plonge l'individu dans un cercle dont il ne peut s'échapper. Celui qui ne sait pas qu'il est prisonnier ne cherchera pas à s'évader. « Pourquoi douter quand l’évidence est là!? » diront-ils. En fait, non, ils ne prendront même pas la peine d'évoquer la possibilité du doute. Puisque penser demande du temps et que tout le monde est pressé, les opinions préfabriquées des idéologies dominantes phagocytent les réflexions soupesées. (Quand ce ne sont pas les insultes démagogiques qui font office d'arguments ; ce qu'est devenue, entre autres, l'arène politique nord-américaine en fait la triste et pénible démonstration.) Si le modernisme coïncidait avec le triomphe de la subjectivité, le postmodernisme, délavé par le poststructuralisme, l'idéologique et la psychopolitique, en annonce le déclin. 

Que faire alors? Prendre conscience des narratifs idéologiques sociaux, de nos propres biais idéologiques et tâcher de multiplier sinon de varier nos perspectives m’apparaît un pas pire commencement. Ensuite, on pourrait davantage mettre de l'avant l'intersubjectivité, c'est-à-dire l'aptitude d'un individu à prendre en considération la pensée et la subjectivité d'autrui, la communication des consciences individuelles entre elles. Et ça, ça ne peut se faire sans une écoute réelle, sans ego, une écoute où l'on considère l'autre non pas comme un objet parlant, mais comme un sujet pensant. Cela peut se réaliser également à travers l’empathie qui peut justement se résumer à adopter la perspective de l’autre, ce qui permet la reconnaissance de son altérité, donc de déconstruire - partiellement - notre aliénation, et la sienne en même temps. Je parle d'empathie et non de bienveillance. Cette dernière est une vertu ambiguë qui sublime une prétention de l’ego et cache une inégalité de rapport, une présomption : on peut être bienveillant, ça réconforte davantage soi que l'autre, ça donne bonne conscience à la limite, mais on ne ressent pas de la bienveillance. L'empathie, elle, implique que l'on fasse don de son temps et que l'on mette en veille son ego pour mieux ressentir ce que l'autre vit, pour mieux reconnaître l’autre. Bref, pour être ce que nous ne sommes pas, pour être tout court. 

À la deuxième page de mon carnet, cette citation de Žižek : « We are what we are not » : ce que nous sommes est déterminé par ce que nous ne sommes pas. (Et si l’empathie était au coeur de ce paradoxe?) J’adore cette phrase également. 

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12 décembre 2024 - J’ai reçu mes premières copies hier, mais je n’ai pas envie de corriger mes 102 avant mes 100. Cette session est la première depuis sept ans où j’ai une double-tâche : deux groupes de première session et deux groupes de troisième session. La différence est énorme. Certes il y a toujours des anomalies, mais en terme de maturité, la différence entre mes 100 et mes 102 est hallucinante. Si les 100 peinent à réaliser le sérieux que demandent des études postsecondaires, les 102 l’ont clairement compris, à la dure pour la plupart, mais c'était nécessaire. Ils auront trimé dur cette session : des cours de 4h, des œuvres imposantes, beaucoup de matière complexe. Je leur dirai au revoir avec le sentiment du devoir accompli ; la plupart d'entre eux réussiront le cours, ils pourront partir la tête haute. Je garderai de bons souvenirs de cette session avec eux. J’espère qu’ils n’oublieront pas ce qu’ils ont appris et compris. Ils font leur dissertation explicative finale sur L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera. Quand j’ai dit à mes collègues que je mettais cette œuvre au programme, la plupart d’entre eux m’ont dit, bien qu’ils aient aimé l’œuvre, que je me tirais dans le pied et que des étudiants en 2024 ne liraient jamais un livre de 460 pages. « Mais quand un livre est bon, on s’en fout du nombre de pages », que je répondais. Je ne me suis pas trompé. Après quatre sessions consécutives à l’enseigner, cette œuvre fonctionne très bien et les interpelle plus que je l’imaginais. L'approche et le corpus jouent un rôle certes, mais quand même. Je commence la session par des poèmes de Baudelaire. Ça c’est toujours une catastrophe, ils sont totalement dénués de poésie et impuissants face à celle-ci. Je trouve ça triste, mais je persiste et les encourage, ils ont besoin de poésie et ça urge. Ensuite, ils se perdent dans le labyrinthique Procès de Kafka - qui fonctionne plutôt bien - pour mieux en ressortir un peu étouffés, à la recherche de leur souffle, et respirer, errer plus allègrement dans les tourments relationnels de Tomas, Tereza, Sabina et Franz, avec comme toile de fond les troubles sociopolitiques des années 60 et 70. Parmi les nombreux thèmes du roman, le kitsch est probablement celui - même s'ils ne s'en rendent pas toujours compte - qui leur parle le plus. Selon Kundera, le kitsch est « la négation absolue de la merde, [ce qui] exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable, [...] c'est un paravent qui dissimule la mort. » Le kitsch est l'enveloppe, le contenant, l'enrobage et le filtre placés entre notre regard et l'immonde, le laid, le vrai. Il ne fait pas de doute que certaines choses ne soient guère bonnes à montrer ; après tout, « la fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch » - comme si, parfois, l'illusion était nécessaire à l'espoir -, mais il est absolument nécessaire d'être capable de faire la part des choses, ce sur quoi j'ai longuement insisté. Bien que L’insoutenable légèreté de l’être ait été publiée bien avant l'avènement et l'explosion des nouveaux médias sociaux, elle leur a offert un miroir des préoccupations postmodernes liées à la domination de l'image et à sa facticité. Juste pour les conscientiser à cela, le roman de Kundera est pertinent et nécessaire. Ils savent que leur consommation d'écran et de médias sociaux est problématique et que ce qu'ils y voient est une version le plus souvent embellie, sinon tronquée, mise en scène et factice, de la réalité. Du kitsch dans toute sa splendeur! Ils me donnent l'impression de ces fumeurs qui savent très bien que ce qu'ils consomment est néfaste pour la santé, mais qui continuent malgré tout parce qu'ils sont dépendants. L'image n'est pas exagérée. Ils se savent dépendants et ils savent que c'est leur santé mentale qui en souffre, mais au moins ils ne sont pas dans l'ignorance du trouble. La reconnaissance du problème n'est-elle pas nécessaire à sa résolution? Le renversement du paradigme se fera lentement, mais il se fera. L'important, c'est de douter, de réfléchir devant ce qui nous est montré. Encore le doute. J'y reviens encore parce que je ne peux pas y échapper. Kundera le dit lui-même : « le véritable adversaire du kitsch est celui qui interroge, celui qui doute. » Merci Boucar, merci Slavoj, merci Milan.

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Premier dimanche de décembre. Je suis descendu à Chicoutimi, en solo, pour les funérailles du père d’un de mes meilleurs, d'un de mes plus vieux amis. J’ai 45 ans, ça fait donc 32 ans que notre amitié perdure. Je me souviens encore très bien de ces cigarettes fumées à l'été 1992, en haut du pit de sable attenant à la rue Beauregard à Chicout', qui donnait sur le quartier Rivière-du-Moulin, le Saguenay et les Monts-Valin, où l'on jasait musique parce que c'était le liant social à cette époque. Du moins pour moi. Sans avoir la sensibilité et la capacité d'émerveillement que j'ai aujourd'hui, je crois que j'étais quand même susceptible à la beauté intemporelle du fjord. C'est dans ces circonstances que nous avons forgé la plus radicale amitié de ma vie. Nous avons eu nos hauts et nos bas au fil du temps, mais au final il restera toujours ce frère que je n’ai jamais eu. Son père avait la maladie d’Alzheimer depuis 10 ans. Je n’ose pas imaginer l’état dans lequel il devait être rendu. Quand j'ai appris la nouvelle de son décès, je n'ai même pas réfléchi, il fallait que j'y aille. C'est donc en manque de sommeil, au lendemain d’une soirée arrosée et enfumée, que je suis embarqué sur la route. La fatigue était là, je l'ai banalisée et je n'aurais pas dû. « Pas grave », que je me disais, « je connais cette route par coeur ». Misère et corde que la route fut longue. Seul en voiture pour une période de cinq heures, m’en allant aux devants d'une mort concrète, j’ai ruminé le scénario du film de ma vie. Qui dit film dit trame sonore, j’ai donc empli la vaste monotonie de la 20 au son du dernier Godspeed. Dans la seconde moitié de la deuxième piste, BABYS IN A THUNDERCLOUD, les joues mouillées de larmes discrètes - cet album déchire le coeur et le recoud ensuite... ces douleurs vitales avant l'espoir -, mon regard creusait l’horizon à s'y perdre par à-coups. J'étais ici et là-bas au même moment, une force qui se déploie dans le temps. Plus je réfléchissais à mon passé et plus il s'actualisait dans le présent pour se déverser dans l'avenir. J'avais pleine conscience de l'espace et du temps dans lequel je vivais, dans lequel j'étais, et mon émotion, exacerbée par la musique et la sublime banalité du ciel, m'envahissait totalement pour me définir et me construire d'une façon irréductible. Je ne saurais dire quelle était cette émotion. Peut-être était-ce en fait un mélange erratique mais harmonieux d'une multitude d'émotions et de sensations, qui sont ensuite devenues des questions, des réflexions. La peine se mélangeait à la fatigue, et de la compassion en naissait ; comment mon ami devait-il se sentir en ce moment? Entre la tristesse et le soulagement? Sublimation de mon ignorance dans l'élaboration de divers scénarios voués à l'éphémère. Des centaines et de centaines de voitures ; mon indifférence à leurs égards cristallisait mon désarroi quant à la surpopulation de la planète, lassant mes espérances de voir une réelle transvaluation des valeurs advenir un jour. La fraîcheur de l'hiver jouait avec le ciel, alternant entre les nuages et les éclaircies, me faisant craindre un hiver qui n'en serait pas un. Qu'y a-t-il par-delà l'horizon à ma gauche? Combien de solitudes dans ces villages reculés au coeur des terres et dans le ventre d'histoires qu'on ne lit pas, romantisme anachronique d'un terroir suranné. Plonger dans mes passées pour en démêler les noeuds, en détendre les fibres jusqu'à la sérénité ; en accepter les failles : c'est dans les stries de la terre que pousse ce qu'on y sème. La mort de l'un pour nous rappeler celle de l'autre. Mon père qui vieillit ; j'irai le voir ce soir-là et l'écouter raconter ses sempiternelles histoires, et nous boirons du whisky, cette eau-de-vie! Mes cours à venir cette semaine : ai-je réussi cette session à enseigner quelque chose de valable à mes étudiants pris dans notre époque déchirée de contradictions? Ont-ils compris que l'ordinaire est préalable à l'extraordinaire? Que par-delà le kitsch se trouve la vérité, que c'est de la vérité des choses que peut en découler la beauté? Mon amoureuse est-elle heureuse et épanouie avec moi qui n'a de cesse d'édifier notre amour parce qu'il n'y a que ça qui donne du sens à la vie? Et notre mort dans tout ça? Atteint d'une impitoyable maladie, le père de mon ami fut absent de sa propre mort ; a-t-il souffert? L'intensité du deuil selon sa proximité ou son éloignement. Les crescendos de Godspeed n'ont de cesse de construire leur atmosphère, leurs échos rempliront plus tard les reliefs neigeux et les lacs négligés du parc des Laurentides ; on dirait de la musique en trois dimensions : je l'entends, je la sens et je la vois. Arrivé à Chicoutimi. La cérémonie fut sobre et émotive. Les discours de mon ami et de ses frères rendirent le plus bel hommage à leur père. La tristesse et la vulnérabilité du cadet m'allèrent droit au coeur et m'arrachèrent des larmes lourdes. J'étais au-delà de l'empathie, j'étais dans la compassion, littéralement (compassio en latin veut dire « souffrir avec »). C'était bien malgré moi. Toute la cérémonie fut un moment d'une remarquable humanité, qui ne peut que nous amener à nous interroger sur la nôtre. Martin Heidegger dit (je paraphrase) qu'exister, exister vraiment, être-là, être, c'est prendre pleinement conscience de la mort, de notre mortalité, et ce, tout au long de notre vie. Ça peut sembler l'évidence même, mais non, ce n'est pas le cas. Quelqu'un qui sait pertinemment qu'il va mourir n'agit pas comme le fait la moyenne des ours. Il suffit de prendre comme exemple le malade à qui est donné un sursis. Que fera-t-il? Il tâchera de faire tout ce qu'il a toujours eu envie de faire mais qu'il n'a pas fait, il cherchera à faire tout ce qui lui est possible de faire (on connaît la suite, je m'arrête ici). Une fois le sursis déterminé, soudainement la vie prend plus de valeur? Ce devrait être l'inverse : que le sursis déterminé nous amène une forme d'acceptation, et que l'indétermination du sursis nous procure une urgence de vivre plus forte, plus significative, plus irrésistible et plus vraie.

























mardi 10 décembre 2024

Fin de carnet, fin de session, fin d’année - première partie


Quand je retourne lire mes anciens textes, je remarque l’urgence et la précipitation qui les généraient. Le sentiment qui m’habitait le plus souvent à ces moments était la sensation d’un trop-plein d’idées qui se garrochaient tous bords tous côtés dans mon coeur débordé et mon cerveau pêle-mêle, symptôme d’une attention éparpillée et dominée par une curiosité alerte, et par un désir incontrôlable d’embrasser du regard et de la pensée tout ce qui pouvait s’offrir à moi. Faire flèche de tout bois, éteindre un feu et le rallumer à chaque fois plutôt que de le nourrir patiemment et constamment, c’était un chaos que je cultivais dans l’illusion naïve de cerner une partie du monde que je croyais être seul à voir. Aujourd’hui, alors que le chaos autour n’a jamais été aussi envahissant - et aussi peu inspirant -, il faut faire barrière entre soi et l’accélération, comme dirait Hartmut Rosa, et l’hyperactivité qui en découle (qui n’est en aucun cas une super activité de l’esprit, où l’attention et la concentration seraient à leur zenith, mais plutôt son plus ultime contraire : une inadéquation, une crasse incapacité à une réelle concentration, à une réelle attention), pour s’efforcer à la lenteur, à la patience et à l’écoute. Il faut prendre ses distances, conjuguer le temps et l’existence, agir un peu moins pour être un peu plus. Désormais, je rassemble mes éparpillements et mes errances, je me rapaille comme le disait bellement Miron ; je me pose, me dépose et je regarde. Mieux, je contemple. Et parfois, je vois.

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Je suis parfois perplexe quant à la vanité sublimée dans l’acte créateur surtout quand il s’agit de poésie, comme si le poète accordait une primauté à son ressenti vis-à-vis celui des autres et avait tendance à se complaire dans le maniement de ses mots ou dans un hermétisme que lui seul semble comprendre. En revanche, ces propos peuvent être facilement nuancés puisqu’il y a assurément bon nombre de poètes qui laissent leur ego de côté en écrivant et utilisent la poésie parce que c’est là le meilleur sinon le seul moyen pour communiquer ce qu’ils ressentent réellement, en émotions comme en pensées. Il y a de cela une dizaine d’années, je ne me posais pas vraiment cette question, je la glissais plutôt sous le tapis de ma conscience et faisais fort confiance à mon regard et à mon verbe. C’était un mécanisme de défense qui me permettait de masquer ce que la pudeur me proscrivait de révéler, une de mes plus amères déceptions. Paradoxalement, aujourd’hui, alors que ma prise de parole est désormais façonnée par plus de lucidité, de connaissances, de précision, de concision et d’écoute que jamais, je n’ai jamais autant douté de celle-ci. (Oui l’écriture commence avec l’écoute qui, elle, se développe plus que jamais avec la lecture : qu’est-ce qu’un lecteur, un vrai, sinon quelqu’un qui écoute avec les yeux?) Comment s’est opéré ce renversement?

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Figurons-nous nos connaissances comme l’intérieur d’un cercle et ce que nous ne connaissons pas comme l’extérieur de ce cercle. La circonférence du cercle représente, elle, la frontière entre ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, et on peut mesurer la quantité de nos incertitudes à la longueur de cette circonférence. Ergo plus nos connaissances augmentent, plus le cercle grossit et plus la circonférence du cercle aussi ; ce faisant, plus nos incertitudes augmentent aussi. Ce n’est pas un secret pour personne : plus nous acquérons de connaissances, plus nous réalisons tout ce que nous ne connaissons pas. Cette seule idée a déjà découragé plusieurs de mes étudiants. Ajoutons ceci. De toutes les formes, le cercle est celle qui a l’aire la plus grande par rapport à sa circonférence (d’où l’importance d’un cercle de connaissances, et non d’un carré ou tout autre polygone ou forme abstraite), et c’est aussi la forme dont l’aire augmente plus rapidement que sa circonférence, par exemple un cercle avec un rayon de 6 centimètres verra sa surface quadrupler si son rayon passe à 12 centimètres alors que sa circonférence va doubler. 

La morale : plus on apprend, plus nos incertitudes augmentent mais à un rythme plus lent, donc nous irons toujours plus au-devant de nos incertitudes en apprenant de nouvelles connaissances. 

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Mes étudiants sont en train de rédiger leur travail final sur La Métamorphose de Franz Kafka. Ce travail leur demande de « rendre compte de leur appréciation du roman, de leurs impressions de lecture et des réflexions qui en découlent », et la petite plaquette qu’est La Métamorphose, un des rares textes absolument parfaits de la littérature universelle, est tout indiquée pour nourrir un pareil travail. J’essaie de me dire qu’ils ne sont pas totalement désemparés devant ce qu’ils font et ce qui les attend. Toute la session, je n’ai cessé d’insister sur la dimension tout à fait aliénante de notre monde moderne et que reconnaître notre aliénation était la première étape à franchir pour espérer s’en affranchir un peu. Un peu à la façon de Spinoza qui disait - je paraphrase - que reconnaitre que nous ne sommes pas libres est le premier pas vers une certaine liberté. Au final, si ne serait-ce que 20% de mes étudiants en sont arrivés à une réelle prise de conscience sur l’aliénation inhérente à notre condition humaine, ce sera au moins ça. Je ne me fais pas trop d’illusion puisque la moitié des étudiants ont de la difficulté à respecter les consignes demandées et même que quelques-uns d’entre eux m’ont demandé, après 14 semaines complètes de cours, s’ils pouvaient citer un passage du texte qui n’était pas entre guillemets, autrement dit s’ils pouvaient citer autre chose qu’un discours rapporté… Misère et corde… « L'absurde naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde », disait Camus. Enseigner la littérature au cégep colle parfois trop bien à cette définition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », comme disait l'autre.

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Âgé d’une trentaine d’années, un de mes étudiants fait un retour aux études. Quand il écrit, il ne met jamais de point sur les « i », ni d’accents aigu, grave ou circonflexe, ni de barre sur les « t », ni de majuscule en tête de phrase ou de point à la fin. Pour lui, « attention » s’écrit « allenlion » (je suis incapable d’enlever le point du « i ») et c’est bien correct comme ça. Quand je lui ai demandé pourquoi il faisait ça, il m’a répondu qu’il n’avait pas vraiment le temps de mettre des accents, des points et des barres et, qu’après tout, ce n’était pas bien grave. À propos de ses phrases sans point final, je lui ai demandé d’arrêter d’écrire « des phrases s’ouvrant sur l’infini » et il m’a regardé sans rien dire, arborant le sourire un peu niais de son ignorance. Il m'a alors dit - et non demandé - d’être moins sévère quand je corrige, sinon il risquait d’échouer le cours. Il étudie en gestion de commerces et veut avoir sa propre entreprise. Il a manqué la moitié des cours de la session, il fait, à plusieurs reprises, plus d’une faute dans le même mot et il semble tout à fait convaincu que rien ne peut l’arrêter. Cette aliénation, cette étrangeté fondamentale à lui-même, et de facto aux autres, me fascine et me trouble profondément.

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G. S. a 19 ans. Il est arrivé d’Ukraine il y a environ deux ans. Ses parents l’ont envoyé au Québec chez un oncle et une tante pour qu’il puisse fuir la guerre. En revanche, il doit travailler en même temps que ses études et envoyer la grande majorité de sa paie à ses parents, qui sont encore en Ukraine. Il leur parle aussi souvent qu’il le peut, mais à chaque bombardement ou tir de missile, à chaque frappe et à chaque avancée russe, il craint pour eux. Il vit dans une anxiété constante, celle de perdre ses parents. Quand il est arrivé ici il y a 2 ans, il ne parlait pas un mot de français et très peu d’anglais. En plus de l'ukrainien, du russe et accessoirement d'un peu d'anglais, après 2 ans de francisation, il parle, lit et écrit un français bien au-dessus de la moyenne, bien meilleur que plusieurs qui l'ont pourtant comme langue maternelle (je reviendrai sur ce sujet). Il étudie à temps plein en comptabilité et travaille à temps partiel comme caissier dans un magasin de grande surface. Bref, il n'est clairement pas ici pour se pogner le cul. Pas une seule fois il ne s’est plaint de son sort. Toujours à l’écoute, il est d’une politesse et d’une gentillesse inouïe, mais il est extrêmement timide, ce qui ne l'empêche pas d'aller au-delà de sa timidité et de sa solitude et de participer en classe - composée d’une trâlée de zombies - plus que quiconque. Le premier livre que nous avons lu cette session est de Nicolas Gogol, qu’il connaissait bien puisque sa grand-mère est née à Sorotchintsy, le village natal de Gogol. Cela l’a complètement surpris et, disons-le, mis en confiance : arriver au Québec et, dans son premier cours de littérature postsecondaire, lire un des plus grands écrivains de son pays lui a permis de se sentir un peu chez lui dans cette terre d’accueil. Un livre peut être une main tendue, Gogol l’aura été pour nous. Tout au long de la session, il est venu me poser des questions à l’improviste sur la culture québécoise, sur un travail à faire, sur des mots français qui lui posent parfois problème. À chaque fois, malgré toute la confiance que j’ai installée entre lui et moi, il doit passer par-dessus sa timidité et je vois l’effort que ça lui coûte. Ce matin, avec son accent slave : « Monsieur, je suis en train d’apprendre une chanson à la guitare (parce qu’évidemment, ce jeune ukrainien, grand blond aux yeux bleus, joue de la guitare) et j’ignore ce que veut dire le mot "trépas" ». Il pourrait chercher dans le dictionnaire donc sur l'écran de son téléphone, mais il passe par mon bureau, c’est le rapport humain qu’il cherche et ça me réjouit. Il est en train d’apprendre, voix et guitare, La Manic de Georges Dor : « Ce texte est tellement beau », qu'il me dit, et lui de chantonner le dernier couplet, par coeur, avec son accent slave : « Si t'as pas grand chose à me dire / Écris cent fois les mots « je t'aime » / Ça fera le plus beau des poèmes / Je le lirai cent fois / Cent fois, cent fois, c'est pas beaucoup pour ceux qui s'aiment. » Voir un ti-cul grand gêné à 7000 kilomètres de chez lui, déraciné par la guerre et loin de ses parents, s'intéresser aux racines de la culture et de la poésie québécoises et l'apprendre par coeur aura été un des moments forts de cette session qui se termine. Et il ne fait pas de doute que sa finale sur La Métamorphose va botter des culs solide! Cette intuition qu'il est fait de l'étoffe des grands.













































dimanche 6 octobre 2024

Déclinaison d'un soir tressaillant

 

dans la déferlante le jour s'affale
et laisse place à la nuit

je dévale anonyme à vélo dans les rues 
bitume gris ruisselant de lumière
son bruit lacère étincelle 
mes yeux fuyant le flou d'humeurs amères

porté par la rumeur de la ville
où s'éveillent des oiseaux de nuit en mal de ciels
j'observe mille âges déambuler dans le soir
pulsés par l'élan d'une volonté millénaire 
des corps pareils et interchangeables
dans l'oubli de l'altérité naît 
la terreur de l'identique 

la jeunesse se promène la peau
offerte aux caresses de la nuit
(ce qu'il faut faire pour un peu de tendresse)
appât et langueur des démarches 
d'une petite humanité qui transpire le stupre
quand le désir devient un besoin 
l'éternel retour du même

aux terrasses des quarantenaires attablés
décompressent yeux fatigués de leur semaine
verres de rouge et contenance compensée
quelques sourires brillent de leur apaisement
tous ces Autres qui se fondent 
dans un amas de nuit où brillent réverbères
feux de circulation lampadaires et lumières
diverses striant à la face des lieux 
leurs petits éclats de feu

après des pintes avec l'ami 
au Saint-Sacrement où l'on a dialogué 
notre petit coin du monde
à coup de désillusions lucides 
et d'espoirs obstinés
la ville me recrache dans le sud-ouest
où la rumeur s'est épuisée

je file à toute allure le vent dans le dos (enfin)
silhouette dans l'ombre
je me fais jambes et muscles en furie 
et coeur et poumons formidables
haletant l'air d'une nuit froide
je me fais machine à fendre le silence 
d'un minuit profond 

arrivé en mon lieu
dans la complicité de l'intime
fucking Godspeed You! Black Emperor
No Title As of 13 February 2024, 28,340 Dead
leur entêtement à tâcher d'embellir l'apocalypse
crescendos de cordes lyriques et tornades de distorsions
paysages sonores du déchirement entre le désespoir et l'amour 
vulnérabilité et impuissance devant les catastrophes
d'une humanité qui n'a de cesse de se tuer
carcasses métalliques explosées
débris et ruines sur des enfants massacrés
déroute des endeuillés dans la famine et la poussière
larmes séchées sur leur visage de sable
il y a peu de mots devant l'innommable 
- dans l'insert du vinyle 
War is coming
Don't give up
Hang on
Pick a side
Love

***

par-delà le minuit profond
promenade avec l'aimée 
dans le calme et l'indifférence
à la pointe est du Parc des Rapides
quand tous dorment sauf le fleuve
dans un ciel improbable 
devant nous à 2,6 milliards de kilomètres
franchis par son reflet inouï
(mais quel âge peut avoir cette lumière?)
Uranus brillant de mille feux
repère inattendu ce soir
dans cet univers qui n'a pas de fin








































jeudi 3 octobre 2024

 








Ma pléiade de René Char sur ma table de lecture, un des deux seuls livres - avec le tome I de l’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell - que je n'ai pas replacé dans ma bibliothèque depuis le déménagement. J'y retourne toujours. Mes yeux s'y perdent à loisir et les pages ont cet âge qui désormais les protège. Le lire, c'est un peu comme toucher du feu, inonder le chaos de lumière. Au hasard : 

    Comme les larmes montent aux yeux puis naissent et se pressent, les mots font de même. Nous devons seulement les empêcher de s'écraser comme les larmes, ou de les refouler au plus profond.
    Un lit en premier les accueille : les mots rayonnent. Un poème va bientôt se former, il pourra, par les nuits étoilés, courir le monde, ou consoler les yeux rougis. Mais pas renoncer.
16 août 1982

Il a écrit ce poème à 74 ans. Mais pas renoncer. Est-ce que le géant du Vaucluse a failli renoncer? Ça fait des mois et des mois que je doute, que j'hésite, et que je pense renoncer. M'entêter dans l'écriture - qui devient de plus en plus tâtons et trébuchements - et dans cette façon que j'ai choisie de l'exposer m'inscrit dans une démarche vaine et absurde, mais qui ne pourrait se faire autrement. (À chaque rentrée littéraire, je n'entends rien de ce spectacle sinon qu'une complaisante cacophonie.)

Je reste terré dans les failles et les névroses d'une liberté implacable, parfois terrifiante. Il est vrai que je m'enlise parfois dans les gangues d'un certain confort, que je pense ne rien devoir à personne. Mais je ne mens pas, mon esprit ne connait pas le repos. Pour moi, ne rien faire c’est encore réfléchir, construire ou imaginer quelque chose. Une idée, une sensation, une pulsion. Au contrepoint de mes luttes, j'avance et trace un chemin dans les amas du bruit. Je continue d'écrire par humilité et respect pour le silence. Parce que ma soif n'a pas de limite, parce que l'horizon est toujours fertile d'inconnu à défricher. Malgré les ciels de sang au-delà du lointain, et tout le métal tordu, les vapeurs arides de déserts de goudron et de montagnes de bitume, et malgré toutes ces morts fossiles de demain. Un peu de poésie me rattache à ce qui est humain. Encore Char au hasard : 

"L'instant est une particule concédée par le temps et enflammée par nous."  




















dimanche 15 septembre 2024

 


Un sommeil sans rêve s'en est allé avec la nuit déjà loin. Aube fraîche d'un jour qui s'annonce brûlant. Travail oblige, de la correction m'attend pour toute la matinée. Mais à la radio, le Concerto italien de Bach interprété par Glenn Gould m'arrache à tout le reste et me force à écrire en n'essayant rien. Calme du dimanche matin. Lendemain de soirée avec les amis à discuter et rire, leurs enfants qui jouaient autour de nous. Une déferlante de notes dans mes oreilles. L'énorme érable à ma fenêtre ne bouge pas, on dirait qu'il écoute Bach et Gould avec moi, même le vent s'est tu pour laisser la musique chanter. Au coin opposé de ma fenêtre, à l'extérieur, une araignée au corps rond, de la grosseur d'un pois chiche, dort au centre de sa toile finement tressée. Ou peut-être attend-t-elle - pourquoi parle-t-on toujours des araignées au féminin? - qu'une proie vienne se prendre et se perdre dans sa toile. Elle est d'une stupéfiante immobilité. Le concerto est terminée, le vent est reparti. Un café m'appelle et me dit de faire mienne - même si je sais qu'elle appartient au soleil -  cette journée qui commence. 





































jeudi 1 août 2024




Saturées de soleil, mes pensées plongent dans l'onde, laissant les grands cours du remous détendre le silence. Celui qui n'est pas l'absence de bruit, mais bien le choix de se taire. Je pose mon regard sur ce qu'on ne voit plus.

La ville derrière moi s'exile un instant; que le bruit des rapides dans un vent épuisé, lui aussi accablé de chaleur. Dans l'ombre, la roche où je m'assois reste fraîche, presque par pudeur, dans cet été qui n'a de cesse de surchauffer.

Le fleuve est un corps multiforme et dépareillé qui crache son ressac sur moi. Énorme gueule aux entrailles sourdes, béance de rugissements et de bâillements, selon ses humeurs ou ses caprices dont nous sommes parfois la triste cause.

En retour, je crache dans le fleuve une offrande noyée. Ma salive parviendra-t-elle à atteindre ces lèvres perdues, ces rêves lovés dans le limon? Sous le voile de l'eau, la dormance d'épopées invisibles. Que sait-on de ce qu'on ne voit pas?

Au carrefour des luttes, je me perds en réflexion dans l'apnée des idées. Je remonte à la surface et m'oublie dans le ballet d'une sterne. Ce lieu n'est pas à moi et ne le sera jamais, mais je tâcherai de l'habiter avec humilité et respect.
























mardi 11 juin 2024

 



La lenteur des gestes abolit une aurore née sans éclats. Le ciel fronce ses rides et déjà je m’ennuie de la neige et de l’intimité de l’hiver. Je reporterai à hier le fracas de nos peaux.

Dans le cercle tordu de l’infini, ceux qui rêvent d’absolu sont mis à mal. Quoi garder de ces nuits à agiter les étoiles, à sentir dans les remous de l’ombre le frisson d’une espérance qui se refuse au présent.

Il faut voir au-delà des transparences la charpente des fragments s’édifier de mémoires constellées, enjamber l’illusion décimée et tendre vers la réalité du mystère.





















mercredi 22 mai 2024

Le festin d'un faucon


Un mardi après-midi nuageux. Attablé au premier étage de la Grande Bibliothèque, je corrige les dissertations finales de cette session. Après ma sixième copie, un boum résonne sur la façade vitrée côté Berri, sur laquelle mon espace de travail donne. Je lève la tête et vois un faucon pèlerin qui vient de projeter à toute vitesse sa proie dans la vitre pour l'achever. Gît sur le court toit une petite corneille ou une hirondelle d'un gris presque noir. Je me lève de ma chaise pour mieux voir. Le faucon se cambre alors sur sa proie enserrée et, à coups de bec, commence à la déplumer. De petite touffes de plumes foncées virevoltent à peine dans le vent humide et trop lourd qui annonce l'orage qui se fait attendre. Je regarde, fasciné, ce spectacle d'une violence, d'une brutalité toute naturelle, impitoyable certes mais amorale puisqu'elle appartient aux lois de la nature. Les minutes passent et je suis incapable de regarder ailleurs. La présence d'un faucon pèlerin en plein centre-ville a un côté rassurant, comme si ces animaux sauvages ne nous avaient pas encore complètement désertés. De petits oiseaux, qui ne sont clairement pas carnivores, se posent à quelques mètres du faucon. Sont-ils fascinés par la scène eux aussi? Le faucon ouvre les ailes et bombe son buste pour se faire impressionnant : qu'on le laisse dévorer sa proie en paix! Il est magnifique. Le plumage de son buste mélange des teintes de blanc profond et de gris cendré, et celui de ses ailes tire du gris au noir; s'il avait été plein soleil, son plumage aurait été auréolé de bleu. La cire jaune au-dessus de son petit bec recourbé et tranchant s'étire jusqu'à ses yeux, grosses billes d'un noir perçant. Les petits oiseaux repartent aussi vite qu'ils sont arrivés, et le faucon de replonger son bec dans les viscères chaudes qu'il arrache et avale avec satisfaction. Il regarde autour de lui entre chaque bouchée, souverain. 

À deux bureaux sur ma gauche, un homme se lève pour regarder ce que je regarde et lâche, d'une voix éraillée et poussive : « Un faucon! » en prenant bien soin d'être entendu par ceux qui nous entourent. Mais puisque ceux qui nous entourent ont tous des écouteurs, personne ne l'entend, sauf moi qui croise les yeux écarquillés de son regard hagard. L'usure sur son visage témoigne d'années d'abus indélébiles qui ont irrévocablement altéré sa santé physique et sa santé mentale; il ne fait aucun doute qu'il a sa part de défis et d'épreuves au quotidien. Transpirant l'itinérance, il fait partie de ces individus qui cherchent un asile momentané dans les lieux publics, les bibliothèques remplaçant à leur façon les églises d'une autre époque. Dans une volte-face soudaine, il se précipite je-ne-sais-où d'un pas rapide pour apparaître, quelques secondes plus tard, à l'extérieur en-dessous du petit toit où le faucon s'affaire à son festin. Et l'homme de commencer à crier, à taper des mains et à faire toute sorte de simagrées pour déranger le faucon. Mais pourquoi donc, misère et corde? Quelle mouche a piqué cet homme pour qu'il agisse ainsi? Il ne veut pas voir de faucon en ville? Il veut défendre ce qui n'est plus qu'une carcasse démembrée? Il cherche à protéger les lieux de cette présence? Il ne supporte pas la brutalité propre au règne animal? Cherche-t-il à se faire prédateur et à faire du faucon sa proie? J'essaie de comprendre, mais il n'y a rien à faire, ça m'échappe complètement. Il gesticule et semble crier de plus en plus fort, si bien qu'un agent de sécurité se dirige vers lui. Pendant ce temps, le faucon n'y porte guère attention et continue de savourer son festin quand, finalement, tout juste avant l'arrivée de l'agent, le hobo se penche, ramasse des cailloux et commence à les lancer, sans grande conviction toutefois, vers le faucon, pour le déranger. Un caillou finit par toucher la cible et le faucon prend rapidement son envol, sa proie dans ses serres, et va se jucher sur le toit du terminus sur le côté est de Berri. Visiblement satisfait de son ascendant sur l'animal, l'homme double rapidement l'agent de sécurité sans lui parler, poursuit son chemin et va disparaître dans la Place Émilie-Gamelin.

Une scène de violence naturelle et poétique ruinée par la violence totalement inutile et superflue d'un homme bien seul au sommet de son insignifiante et minuscule pyramide, et qui inspire des jugements qu'il vaut mieux taire. Cette scène me suggère, tout bas, que parfois on ne mérite pas la beauté du monde. 





































vendredi 17 mai 2024

La fin des choses

 

Dans son essai intitulé La fin des choses, Byung-Chul Han s'attarde sur notre rapport aux choses et sur la nécessité de celles-ci, de leur matérialité, pour demeurer et vivre dans ce qu'il appelle l'ordre terrien, en opposition à l'ordre numérique qui « déréalise le monde en l'informatisant ». Les informations et les données ont pris le dessus sur les choses. Si la révolution industrielle nous a éloignés de la nature et de l'artisanat pour consolider et élargir la sphère des choses (parfois jusqu'au fétichisme de l'objet), la révolution numérique transforme les choses en données et les soumet aux informations. Nous vivons à l'ère de l'infocratie et le fil continu des nouvelles est l'idéologie, le garde-fou qui guide notre descente - une chute, symbole de la folie, serait trop brutale - vers l'abîme. Nous descendons inlassablement vers ce qui nous éloigne.

L'espace se déforme. Nous sommes immobiles, statiques et pourtant les distances se creusent : le monde est fragmenté par l'absence des regards. Où je pose les miens, je constate mille regards braqués sur des écrans, je constate l'évitement où « le cellulaire vole la présence du réel ». Inconsciemment, incapable d'échanger de ces regards qui rappellent la confiance originelle, ceux qui consolident l'altérité nécessaire à la construction du moi, l'individu cherche sur son écran - ce regard qui n'en est pas un, ergo qui ne regarde rien - une validation dont l'origine importe peu. Malgré l'apparente infinité du virtuel, il ne vit qu'à l'intérieur d'une diagonale d'environ 6 pouces, à moins de deux pieds des yeux, permettant ainsi l'oxymore d'un minuscule horizon où s'enchaînent les fragments erratiques de nos perceptions désincarnées. Interface d’une « réalité » virtuelle qui abolit autant la présence que l’absence réelles des choses, le cellulaire déréalise le monde.

Pour entrer en résonance, il faut qu'il y ait résistance dans l'espace et indisponibilité, sinon le réel devient un désert. Ces résistances font vibrer le chant de la terre. Mais dans l'ordre numérique, les vibrations matérielles de la réalité deviennent imperceptibles parce que les choses ont été transformées en données. Dénué de résistance, le virtuel est un vide inépuisable, le virtuel est un désert sans substance, qui n'a même pas le luxe poétique de l'écho, l'espace matériel étant nécessaire à l'écho. L'hypercommunication numérique n'est pas un partage, elle fragmente l'attention et elle accentue la solitude grave des individus, celle qui s'oppose à la solitude sacrée du silence. Encore une fois surgit cette nécessité de la lenteur, ce frein à l'accélération débilitante de notre époque, pour pouvoir se poser et être attentif au silence : « Le silence ne signifie pas que l'on n'entend aucun son. Certains sons peuvent même le mettre en relief. Le silence est une forme intense de l'attention. » (Byung-Chul Han)

C'est non sans raison que je théorise ou poétise sur les choses. Combien de textes écrits sur la nature, l'aurore et le ciel, sur les oiseaux qui chantent, sur l'étirement centenaire d'un arbre, sur un souvenir - ces choses qui persistent à ne pas disparaître -, sur le goût du café, sur le rituel de l'écoute musicale (CDs et vinyles à l'appui), ce mariage de la durée et de l'espace, sur mille paysages, sur mille livres lus et à lire, sur le temps qui se love sur le corps de ma blonde? Écrire permet aux choses d'un peu moins disparaître. Mais si me fascine ce qui est en voie de disparition, m'effraie surtout l'indifférence générale quant aux disparus de demain. Et bientôt d'hier. Pour atténuer l'emprise de l'ordre numérique, il faut retourner aux choses, en percevoir la substantifique moelle. « Le bonheur est un événement qui échappe à tout calcul », dit Byung-Chul Han. Si tout se transforme en données, il faut être incalculable. 

















jeudi 4 avril 2024

 



une amitié lacérée par la gueule du silence 
où gisent tous nos frissons devant l'incertain
où des voix meurent sans connaître l'élan de l'écho
la vérité devient alors un tour de force
          innommable parce qu'étouffée
éprise du noeud aux confluences des discordes
les parallèles s'éloignent et étirent l'espace
          des horizons opposés
          dans un autre passé déjà
les souvenirs se dissipent dans l'empire du vide

















































mercredi 20 mars 2024

Enseigner la lenteur

Ce n'est pas une affirmation très originale que de dire que bon nombre de maux des temps modernes et postmodernes découlent d'une extraordinaire accélération aux multiples facettes, qu'elles soient technologique, idéologique, sociale ou autre. Comme il serait fastidieux de faire ici la généalogie de cet axiome, je me contenterai d'en observer un flagrant symptôme qui me touche au quotidien et qui illustre à quel point notre rapport au temps est désormais aliéné. Les réflexions qui suivent s'inspirent des travaux du sociologue allemand Hartmut Rosa, qui voit en l'accélération le modus vivendi de la modernité tardive, et, dans une moindre mesure, de ceux du philosophe allemand d'origine sud-coréenne Byung-Chul Han, pour qui l'accélération est davantage un symptôme du néocapitalisme et de la psychopolitique qu'une cause comme telle. Malgré certains bénéfices de l'accélération (dans le domaine médical ou dans certaines sphères de la communication par exemple), le fait est que l'accélération influence négativement plusieurs aspects de notre vie en nous contraignant à des rapports aliénés avec ce qui nous entoure. Nous échangeons et communiquons plus rapidement à travers un canal plus omniprésent que jamais (les écrans, ces fenêtres opaques qui donnent sur l'intermédiaire du réel et qui offrent des regards qui n'en sont pas vraiment); nous avons accès à tout (savoir, connaissance, culture, information, etc) presque instantanément; et l'augmentation de la productivité et de la rentabilité - soulignée par l'adage "le temps c'est de l'argent" - est une force qui ne saurait souffrir de freins. On mange vite, on travaille vite, on élève nos enfants vite, on parle vite, on jouit vite, on vieillit vite. Je fais les coins ronds, mais on comprend facilement ce changement de paradigme dans notre rapport au temps. À cet égard, cette accélération a comme conséquence de faciliter l'accessibilité aux objets de nos désirs anodins : désormais tout est disponible en tout temps. Cette immédiateté confère au temps une omniscience qui escamote les distances et abolit l'espace : on voyage presque dans le temps. Ce qui crée de nouvelles exigences. La satisfaction du désir anodin devient alors d'une facilité inouïe (en découle, d'une certaine façon, une jouissance désexualisée bonne à répéter sans retenue morale ou éthique), comme la naissance d'un nouveau désir une fois le précédent comblé. J'ai envie de regarder un film ou d'écouter de la musique? J'ai besoin de quelque chose, d'une information ou encore d'être diverti? La solution se trouve dans la paume de notre main, à seulement quelques clics. Force est d'avouer que parce que tout est disponible, notre relation au monde se construit dans une dynamique de contrôle sur celui-ci, augmentant notre capacité d'agir, ce qui vient renforcer notre ego et notre narcissisme. Qui est perdant dans tout ça? Soi et les autres. Dans un rapport au monde devenu artificiel par sa disponibilité manifeste, un fossé entre soi et le réel se creuse de plus en plus, et l'individu attend du monde plus que celui-ci peut lui donner. L'autre devient un moyen et non une fin, et j'irais plus loin en disant que l'homo numericus ne parvient plus à reconnaître l'altérité, celle des individus comme celle du monde, et tous s'en trouvent dépossédés, aliénés. Si Byung-Chul Han n'est pas très optimiste face à cela, Hartmut Rosa prétend que la résonance - je reviendrai éventuellement sur cette notion - peut permettre une transfiguration de notre relation au monde, une prise de contact (donc la création d'un espace, cette dimension que plusieurs de mes étudiants peinent à concevoir spontanément) qui se construit sur la confiance et l'ouverture à la possibilité qu'un fragment du monde puisse nous transformer. Rosa est convaincu - je le seconde - que le milieu de l'éducation (du préscolaire à l'université) constitue un des meilleurs environnements pour permettre l'émergence de relations de résonance et que cela doit être investi autant que possible. Mais pour y parvenir, un obstacle de taille se dresse : il faut changer notre rapport au temps, surtout, il faut ralentir. Je me permets ici une digression. Même si je trouve que le temps file à toute allure et que je ressens les effets de l'accélération sur mon quotidien - mon rapport, entre autres, à l'information et aux nouvelles en continu me donne l'impression d'être tiré par un train en marche -, j'ai une relative facilité à décrocher et à ralentir. On ne peut pas structurer sa vie autour de la littérature, de la philosophie, de la musique et du savoir, et être pressé, ça ne marche tout simplement pas. Mon rapport au réel serait superficiel, voire mensonger, et ma conscience de soi se tient loin de ce genre d'illusion. 300 pages sont lues dans le temps que ça prend (lecteurs diagonaux, passez votre chemin!) et la 9e symphonie de Beethoven dure environ 70 minutes, on ne peut pas l'écouter sur avance-rapide (blasphème!). Avant même de réaliser ce qu'est l'accélération, je lisais et écoutais de la musique dans un rapport au temps et à l'espace (dans la relation sujet-objet) qui a construit des axes de résonance qui ont déterminé ma sensibilité et ma curiosité. Cette volonté de ralentir marque ma vie au quotidien. Je marche au lieu de courir, je lis à tous les jours, j'écris autant que faire se peut, je prends le temps de cuisiner et, entre autres, j'écoute plus de musique que jamais; surtout de la musique classique puisqu'elle est cet univers abstrait et, le plus souvent, dénué de mots, qui m'est nécessaire, et dont je m'amuse à croire qu'elle constitue une extraordinaire manifestation de temps pur parce qu'impalpable, sans matière et sans espace : la musique classique (et la musique en général) est construite avec du temps, elle exige notre temps et cet investissement m'a amené des expériences de résonance et des épiphanies qui peuvent se répéter encore et encore! Par contre, tout cela change dans la sphère professionnelle de ma vie. L'éducation est plus que jamais axée sur la performance et la compétence. Mes patrons sont unanimes : il faut diplômer les étudiants au plus vite, un étudiant trop lent prend la place d'un autre, faut que ça roule! Par ici l'entrée et vite la sortie! Le cégep où j'enseigne est une entreprise "à but non-lucratif" obsédée par l'argent. Le curriculum des cours est trop chargé et les étudiants en arrachent de plus en plus pour une multitude de raisons que je ne vais pas évoquer ici, ce qui fait des sessions post-confinement les plus exigeantes de ma carrière. Si bien que je me suis forcé à ralentir et j'encourage maintenant mes étudiants à faire de même. À cet égard, leur résistance - inconsciente - est stupéfiante. Ils sont tout à fait incapables de prendre leur temps, de prendre le temps devrais-je dire. Tout doit aller vite. Un cours de 100 minutes est trop long, ils se perdent dès que ça ralentit un tant soit peu autour d'eux. Ils sont dans l'attente de ce qui doit arriver et accrochés à ce qu'ils ont vécu, et ils remettent en question le présent à savoir si ça leur rapportera quelque chose. Je ne les blâme pas, ce n'est pas de leur faute. Ils ont été élevés dans une société qui valorise la performance et la réussite et qui sublime, qui nie les échecs (ça c'est un scandale) de peur de fragiliser leur ego. Les germes de l'ennui - cet ennui qui prédispose à la contemplation du monde et de ses modalités - sont rapidement noyés par le divertissement instantané et éphémère. Redoutable incarnation de micro-changements dans une fulgurante accélération, le vortex du doomscrolling diminue leur concentration, leur attention, leur mémoire et amplifie l'errance de l'esprit, cette insidieuse manie de chercher dans le divertissement et le confort de l'aliénation un petit désir inconscient à combler, parce que sortir de l'aliénation, se reposséder un instant les confronte à l'ennui, et ça, c'est ce qu'il y a de pire pour eux. Ils ne s'en rendent pas compte, mais cette façon de faire crée un rétrécissement du présent. Je leur donnerais la note de passage dès le premier cours et ils ne viendraient à aucun autre cours de la session. J'exagère un peu, mais à peine. Obsédé par son image, l'étudiant moyen s'entraîne physiquement à tous les jours de façon compulsive et espère voir les résultats le plus rapidement possible. Tout passe vite et un souvenir du secondaire est déjà lointain pour eux (s'ils s'en rappellent). Sitôt le cours terminé, c'est le cellulaire sorti et leur regard hypnotisé par les pixels, par ce construit artificiel qui est tout sauf réel, et ils le savent! Et la matière du cours sombre dans l'indifférence, l'antichambre de l'oubli. Un corridor de cégep où 99% des étudiants sont scotchés sur leur cellulaire (cette cellule de prison virtuelle) est l'image à laquelle je suis confronté à tous les jours. La passivité d'aujourd'hui engendrera les dystopies de demain... Question de continuer de faire mon travail tout en préservant ma santé mentale. j'essaie désormais de leur enseigner la lenteur. Mais comment faire? La lenteur encouragerait une introspection qui pourrait leur révéler l'origine de leurs résistances, encore pire - j'ironise - leur vulnérabilité, mais non : on dirait qu'ils ont si peur de se connaitre et, par après, de reconnaître autrui. Peur de soi sublimée sur la peur de l'Autre? On n'a peur de ce qu'on ne connaît pas, n'est-ce pas? Est-ce parce que la lenteur exacerbe le poids du temps qui devient alors trop lourd à (sup)porter lorsque l'on ralentit? Dois-je leur enseigner la lenteur en prenant mon temps, en ayant plus confiance en mes moyens comme en eux?... Si je semble défaitiste ou fataliste, je suis, parmi mes collègues, parmi les optimistes parce que convaincu que la solution n'est pas si loin. Si seulement ils prenaient le temps de lire plus, plus longtemps, plus lentement. Il n'y a rien de mieux que lire pour ralentir. Cela leur amènerait la patience, l'attention, la concentration, la mémoire, l'empathie et l'ouverture nécessaires à l'emmétamorphose, cette faculté, selon Rosa, de se transformer soi-même, donc d'évoluer, à travers l'appropriation d'un fragment du monde dans une relation de résonance, qui viendrait défaire un noeud d'aliénation pour consolider, ne serait-ce qu'un peu plus, leur identité et leur reconnaissance des autres. Dans mon optimisme, ou ma candeur, j'y vois le point de départ d'une nouvelle éthique.











vendredi 26 janvier 2024

 


Pluie froide janvier, je pousse ma roche vers ce que je deviens. La voix d'un jeune Leonard Cohen résonne et remplit le vide de mon silence. J'avance en étranger. Sourd aux ébats des saisons entremêlées. À chaque pas qui creuse asphalte ou verglas, j'étire les distances entre le monde et moi. Je déserte les reflets. Un apaisement qui ne vient pas.