mardi 10 décembre 2024

Fin de carnet, fin de session, fin d’année - première partie


Quand je retourne lire mes anciens textes, je remarque l’urgence et la précipitation qui les généraient. Le sentiment qui m’habitait le plus souvent à ces moments était la sensation d’un trop-plein d’idées qui se garrochaient tous bords tous côtés dans mon coeur débordé et mon cerveau pêle-mêle, symptôme d’une attention éparpillée et dominée par une curiosité alerte, et par un désir incontrôlable d’embrasser du regard et de la pensée tout ce qui pouvait s’offrir à moi. Faire flèche de tout bois, éteindre un feu et le rallumer à chaque fois plutôt que de le nourrir patiemment et constamment, c’était un chaos que je cultivais dans l’illusion naïve de cerner une partie du monde que je croyais être seul à voir. Aujourd’hui, alors que le chaos autour n’a jamais été aussi envahissant - et aussi peu inspirant -, il faut faire barrière entre soi et l’accélération, comme dirait Hartmut Rosa, et l’hyperactivité qui en découle (qui n’est en aucun cas une super activité de l’esprit, où l’attention et la concentration seraient à leur zenith, mais plutôt son plus ultime contraire : une inadéquation, une crasse incapacité à une réelle concentration, à une réelle attention), pour s’efforcer à la lenteur, à la patience et à l’écoute. Il faut prendre ses distances, conjuguer le temps et l’existence, agir un peu moins pour être un peu plus. Désormais, je rassemble mes éparpillements et mes errances, je me rapaille comme le disait bellement Miron ; je me pose, me dépose et je regarde. Mieux, je contemple. Et parfois, je vois.

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Je suis parfois perplexe quant à la vanité sublimée dans l’acte créateur surtout quand il s’agit de poésie, comme si le poète accordait une primauté à son ressenti vis-à-vis celui des autres et avait tendance à se complaire dans le maniement de ses mots ou dans un hermétisme que lui seul semble comprendre. En revanche, ces propos peuvent être facilement nuancés puisqu’il y a assurément bon nombre de poètes qui laissent leur ego de côté en écrivant et utilisent la poésie parce que c’est là le meilleur sinon le seul moyen pour communiquer ce qu’ils ressentent réellement, en émotions comme en pensées. Il y a de cela une dizaine d’années, je ne me posais pas vraiment cette question, je la glissais plutôt sous le tapis de ma conscience et faisais fort confiance à mon regard et à mon verbe. C’était un mécanisme de défense qui me permettait de masquer ce que la pudeur me proscrivait de révéler, une de mes plus amères déceptions. Paradoxalement, aujourd’hui, alors que ma prise de parole est désormais façonnée par plus de lucidité, de connaissances, de précision, de concision et d’écoute que jamais, je n’ai jamais autant douté de celle-ci. (Oui l’écriture commence avec l’écoute qui, elle, se développe plus que jamais avec la lecture : qu’est-ce qu’un lecteur, un vrai, sinon quelqu’un qui écoute avec les yeux?) Comment s’est opéré ce renversement?

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Figurons-nous nos connaissances comme l’intérieur d’un cercle et ce que nous ne connaissons pas comme l’extérieur de ce cercle. La circonférence du cercle représente, elle, la frontière entre ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, et on peut mesurer la quantité de nos incertitudes à la longueur de cette circonférence. Ergo plus nos connaissances augmentent, plus le cercle grossit et plus la circonférence du cercle aussi ; ce faisant, plus nos incertitudes augmentent aussi. Ce n’est pas un secret pour personne : plus nous acquérons de connaissances, plus nous réalisons tout ce que nous ne connaissons pas. Cette seule idée a déjà découragé plusieurs de mes étudiants. Ajoutons ceci. De toutes les formes, le cercle est celle qui a l’aire la plus grande par rapport à sa circonférence (d’où l’importance d’un cercle de connaissances, et non d’un carré ou tout autre polygone ou forme abstraite), et c’est aussi la forme dont l’aire augmente plus rapidement que sa circonférence, par exemple un cercle avec un rayon de 6 centimètres verra sa surface quadrupler si son rayon passe à 12 centimètres alors que sa circonférence va doubler. 

La morale : plus on apprend, plus nos incertitudes augmentent mais à un rythme plus lent, donc nous irons toujours plus au-devant de nos incertitudes en apprenant de nouvelles connaissances. 

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Mes étudiants sont en train de rédiger leur travail final sur La Métamorphose de Franz Kafka. Ce travail leur demande de « rendre compte de leur appréciation du roman, de leurs impressions de lecture et des réflexions qui en découlent », et la petite plaquette qu’est La Métamorphose, un des rares textes absolument parfaits de la littérature universelle, est tout indiquée pour nourrir un pareil travail. J’essaie de me dire qu’ils ne sont pas totalement désemparés devant ce qu’ils font et ce qui les attend. Toute la session, je n’ai cessé d’insister sur la dimension tout à fait aliénante de notre monde moderne et que reconnaître notre aliénation était la première étape à franchir pour espérer s’en affranchir un peu. Un peu à la façon de Spinoza qui disait - je paraphrase - que reconnaitre que nous ne sommes pas libres est le premier pas vers une certaine liberté. Au final, si ne serait-ce que 20% de mes étudiants en sont arrivés à une réelle prise de conscience sur l’aliénation inhérente à notre condition humaine, ce sera au moins ça. Je ne me fais pas trop d’illusion puisque la moitié des étudiants ont de la difficulté à respecter les consignes demandées et même que quelques-uns d’entre eux m’ont demandé, après 14 semaines complètes de cours, s’ils pouvaient citer un passage du texte qui n’était pas entre guillemets, autrement dit s’ils pouvaient citer autre chose qu’un discours rapporté… Misère et corde… « L'absurde naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde », disait Camus. Enseigner la littérature au cégep colle parfois trop bien à cette définition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », comme disait l'autre.

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Âgé d’une trentaine d’années, un de mes étudiants fait un retour aux études. Quand il écrit, il ne met jamais de point sur les « i », ni d’accents aigu, grave ou circonflexe, ni de barre sur les « t », ni de majuscule en tête de phrase ou de point à la fin. Pour lui, « attention » s’écrit « allenlion » (je suis incapable d’enlever le point du « i ») et c’est bien correct comme ça. Quand je lui ai demandé pourquoi il faisait ça, il m’a répondu qu’il n’avait pas vraiment le temps de mettre des accents, des points et des barres et, qu’après tout, ce n’était pas bien grave. À propos de ses phrases sans point final, je lui ai demandé d’arrêter d’écrire « des phrases s’ouvrant sur l’infini » et il m’a regardé sans rien dire, arborant le sourire un peu niais de son ignorance. Il m'a alors dit - et non demandé - d’être moins sévère quand je corrige, sinon il risquait d’échouer le cours. Il étudie en gestion de commerces et veut avoir sa propre entreprise. Il a manqué la moitié des cours de la session, il fait, à plusieurs reprises, plus d’une faute dans le même mot et il semble tout à fait convaincu que rien ne peut l’arrêter. Cette aliénation, cette étrangeté fondamentale à lui-même, et de facto aux autres, me fascine et me trouble profondément.

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G. S. a 19 ans. Il est arrivé d’Ukraine il y a environ deux ans. Ses parents l’ont envoyé au Québec chez un oncle et une tante pour qu’il puisse fuir la guerre. En revanche, il doit travailler en même temps que ses études et envoyer la grande majorité de sa paie à ses parents, qui sont encore en Ukraine. Il leur parle aussi souvent qu’il le peut, mais à chaque bombardement ou tir de missile, à chaque frappe et à chaque avancée russe, il craint pour eux. Il vit dans une anxiété constante, celle de perdre ses parents. Quand il est arrivé ici il y a 2 ans, il ne parlait pas un mot de français et très peu d’anglais. En plus de l'ukrainien, du russe et accessoirement d'un peu d'anglais, après 2 ans de francisation, il parle, lit et écrit un français bien au-dessus de la moyenne, bien meilleur que plusieurs qui l'ont pourtant comme langue maternelle (je reviendrai sur ce sujet). Il étudie à temps plein en comptabilité et travaille à temps partiel comme caissier dans un magasin de grande surface. Bref, il n'est clairement pas ici pour se pogner le cul. Pas une seule fois il ne s’est plaint de son sort. Toujours à l’écoute, il est d’une politesse et d’une gentillesse inouïe, mais il est extrêmement timide, ce qui ne l'empêche pas d'aller au-delà de sa timidité et de sa solitude et de participer en classe - composée d’une trâlée de zombies - plus que quiconque. Le premier livre que nous avons lu cette session est de Nicolas Gogol, qu’il connaissait bien puisque sa grand-mère est née à Sorotchintsy, le village natal de Gogol. Cela l’a complètement surpris et, disons-le, mis en confiance : arriver au Québec et, dans son premier cours de littérature postsecondaire, lire un des plus grands écrivains de son pays lui a permis de se sentir un peu chez lui dans cette terre d’accueil. Un livre peut être une main tendue, Gogol l’aura été pour nous. Tout au long de la session, il est venu me poser des questions à l’improviste sur la culture québécoise, sur un travail à faire, sur des mots français qui lui posent parfois problème. À chaque fois, malgré toute la confiance que j’ai installée entre lui et moi, il doit passer par-dessus sa timidité et je vois l’effort que ça lui coûte. Ce matin, avec son accent slave : « Monsieur, je suis en train d’apprendre une chanson à la guitare (parce qu’évidemment, ce jeune ukrainien, grand blond aux yeux bleus, joue de la guitare) et j’ignore ce que veut dire le mot "trépas" ». Il pourrait chercher dans le dictionnaire donc sur l'écran de son téléphone, mais il passe par mon bureau, c’est le rapport humain qu’il cherche et ça me réjouit. Il est en train d’apprendre, voix et guitare, La Manic de Georges Dor : « Ce texte est tellement beau », qu'il me dit, et lui de chantonner le dernier couplet, par coeur, avec son accent slave : « Si t'as pas grand chose à me dire / Écris cent fois les mots « je t'aime » / Ça fera le plus beau des poèmes / Je le lirai cent fois / Cent fois, cent fois, c'est pas beaucoup pour ceux qui s'aiment. » Voir un ti-cul grand gêné à 7000 kilomètres de chez lui, déraciné par la guerre et loin de ses parents, s'intéresser aux racines de la culture et de la poésie québécoises et l'apprendre par coeur aura été un des moments forts de cette session qui se termine. Et il ne fait pas de doute que sa finale sur La Métamorphose va botter des culs solide! Cette intuition qu'il est fait de l'étoffe des grands.













































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