Première entrée de mon dernier carnet, une citation de Boucar Diouf : « L’évidence n’est pas ce qui saute aux yeux, c’est ce qui résiste au doute. » J’adore cette phrase qui souligne la condition sine qua none à l'atteinte d'une vérité : la réflexion.
Souvent, des individus vont tirer des conclusions avant même de considérer la problématique. La première appréhension d'un sujet ou d'un objet, ce qu’ils croient être la vérité, leur paraît tellement évidente qu’ils en deviennent aveugles. Ils ne doutent pas, ne questionnent pas, ne se questionnent pas ; ils tiennent pour acquis et leur perception, leur opinion ne se réduit alors à rien d’autre qu'à leur seule perspective. Cette appréhension partielle des choses m'amène l'image suivante : si on regarde l’horizon avec des oeillères ou à l’intérieur d’un tunnel, il sera tronqué et nous apparaîtra plus petit, mais il n’en est rien. S’il apparaît plus petit, c’est parce que nous limitons notre champ de vision avec ou sans connaissance de cause : l’horizon ne rapetisse pas, c’est nous qui nous en éloignons. Pas besoin de réfléchir tant que ça pour constater que le tableau est incomplet. Sans oeillères ni barrières, il nous faut apprendre à voir ce que nous voyons déjà pour aller au-delà de l’aveuglement provoqué par les simulacres de vérités qui nous sautent aux yeux. Projet difficile dans un monde où nombre d'individus voient bien ce qu'ils veulent voir, sans réfléchir, sans s'en donner la peine. Que réfléchir puisse être devenu une peine en dit long.
À cet égard, parmi mes nombreuses lectures de 2024, celle du philosophe slovène Slavoj Žižek en aura été une très inspirante. Žižek s’intéresse surtout à la façon dont la subjectivité postmoderne typique est, de prime abord, le produit non pas d’une subjectivité personnelle construite par l’individu, mais plutôt le produit, la modalité singulière et individualisée de l’idéologie dominante d’une société ou d’une civilisation. L’individu croit percevoir et comprendre ce qui l’entoure selon sa stricte anamnèse (son histoire personnelle, ses préjugés, ses valeurs, ses connaissances ou autres) et les biais narratifs de la société dans laquelle il évolue (ce que stipulaient les structuralistes précédant Žižek), mais ce dernier prétend plutôt que le noyau le plus massif, le dénominateur commun de notre subjectivité n’est autre que l’idéologie dominante et que son influence est beaucoup plus subtile et subconsciente, voire inconsciente, qu’on veut bien le croire. Notre libre-arbitre (pour ceux qui y croient), nos désirs et notre subjectivité ne seraient alors que les sublimations idéologiques des instances qui nous gouvernent. Et puisque Žižek se réfère également à la dialectique d'Hegel, l’idéologie dominante ne peut exister sans ses oppositions, ce qui ne fait qu’amplifier les polarisations symptomatiques, presque pathologiques, de notre monde postmoderne. Considérant cela, la liberté d’expression est désormais davantage une valeur idéologique qu'un droit humain, et toute prise de parole dite personnelle et subjective peut alors se réclamer d’une objectivité relative, ce qui revient à dire que tout propos acquiert sa vérité ne serait-ce que par son énonciation. Faut-il alors se surprendre de la surenchère crasse de faits alternatifs, d’insultes et de fabulations conspirationnistes qui polluent l’espace public et passent pour des vérités? La quantité de crédules qui y croient parce que ça leur saute aux yeux n’aide en rien à les démentir. Ils prennent pour la vérité ce qui fait leur(s) affaire(s), dans tous les sens du mot. L’aveuglement comme symptôme - et cause - de l’aliénation plonge l'individu dans un cercle dont il ne peut s'échapper. Celui qui ne sait pas qu'il est prisonnier ne cherchera pas à s'évader. « Pourquoi douter quand l’évidence est là!? » diront-ils. En fait, non, ils ne prendront même pas la peine d'évoquer la possibilité du doute. Puisque penser demande du temps et que tout le monde est pressé, les opinions préfabriquées des idéologies dominantes phagocytent les réflexions soupesées. (Quand ce ne sont pas les insultes démagogiques qui font office d'arguments ; ce qu'est devenue, entre autres, l'arène politique nord-américaine en fait la triste et pénible démonstration.) Si le modernisme coïncidait avec le triomphe de la subjectivité, le postmodernisme, délavé par le poststructuralisme, l'idéologique et la psychopolitique, en annonce le déclin.
Que faire alors? Prendre conscience des narratifs idéologiques sociaux, de nos propres biais idéologiques et tâcher de multiplier sinon de varier nos perspectives m’apparaît un pas pire commencement. Ensuite, on pourrait davantage mettre de l'avant l'intersubjectivité, c'est-à-dire l'aptitude d'un individu à prendre en considération la pensée et la subjectivité d'autrui, la communication des consciences individuelles entre elles. Et ça, ça ne peut se faire sans une écoute réelle, sans ego, une écoute où l'on considère l'autre non pas comme un objet parlant, mais comme un sujet pensant. Cela peut se réaliser également à travers l’empathie qui peut justement se résumer à adopter la perspective de l’autre, ce qui permet la reconnaissance de son altérité, donc de déconstruire - partiellement - notre aliénation, et la sienne en même temps. Je parle d'empathie et non de bienveillance. Cette dernière est une vertu ambiguë qui sublime une prétention de l’ego et cache une inégalité de rapport, une présomption : on peut être bienveillant, ça réconforte davantage soi que l'autre, ça donne bonne conscience à la limite, mais on ne ressent pas de la bienveillance. L'empathie, elle, implique que l'on fasse don de son temps et que l'on mette en veille son ego pour mieux ressentir ce que l'autre vit, pour mieux reconnaître l’autre. Bref, pour être ce que nous ne sommes pas, pour être tout court.
À la deuxième page de mon carnet, cette citation de Žižek : « We are what we are not » : ce que nous sommes est déterminé par ce que nous ne sommes pas. (Et si l’empathie était au coeur de ce paradoxe?) J’adore cette phrase également.
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12 décembre 2024 - J’ai reçu mes premières copies hier, mais je n’ai pas envie de corriger mes 102 avant mes 100. Cette session est la première depuis sept ans où j’ai une double-tâche : deux groupes de première session et deux groupes de troisième session. La différence est énorme. Certes il y a toujours des anomalies, mais en terme de maturité, la différence entre mes 100 et mes 102 est hallucinante. Si les 100 peinent à réaliser le sérieux que demandent des études postsecondaires, les 102 l’ont clairement compris, à la dure pour la plupart, mais c'était nécessaire. Ils auront trimé dur cette session : des cours de 4h, des œuvres imposantes, beaucoup de matière complexe. Je leur dirai au revoir avec le sentiment du devoir accompli ; la plupart d'entre eux réussiront le cours, ils pourront partir la tête haute. Je garderai de bons souvenirs de cette session avec eux. J’espère qu’ils n’oublieront pas ce qu’ils ont appris et compris. Ils font leur dissertation explicative finale sur L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera. Quand j’ai dit à mes collègues que je mettais cette œuvre au programme, la plupart d’entre eux m’ont dit, bien qu’ils aient aimé l’œuvre, que je me tirais dans le pied et que des étudiants en 2024 ne liraient jamais un livre de 460 pages. « Mais quand un livre est bon, on s’en fout du nombre de pages », que je répondais. Je ne me suis pas trompé. Après quatre sessions consécutives à l’enseigner, cette œuvre fonctionne très bien et les interpelle plus que je l’imaginais. L'approche et le corpus jouent un rôle certes, mais quand même. Je commence la session par des poèmes de Baudelaire. Ça c’est toujours une catastrophe, ils sont totalement dénués de poésie et impuissants face à celle-ci. Je trouve ça triste, mais je persiste et les encourage, ils ont besoin de poésie et ça urge. Ensuite, ils se perdent dans le labyrinthique Procès de Kafka - qui fonctionne plutôt bien - pour mieux en ressortir un peu étouffés, à la recherche de leur souffle, et respirer, errer plus allègrement dans les tourments relationnels de Tomas, Tereza, Sabina et Franz, avec comme toile de fond les troubles sociopolitiques des années 60 et 70. Parmi les nombreux thèmes du roman, le kitsch est probablement celui - même s'ils ne s'en rendent pas toujours compte - qui leur parle le plus. Selon Kundera, le kitsch est « la négation absolue de la merde, [ce qui] exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable, [...] c'est un paravent qui dissimule la mort. » Le kitsch est l'enveloppe, le contenant, l'enrobage et le filtre placés entre notre regard et l'immonde, le laid, le vrai. Il ne fait pas de doute que certaines choses ne soient guère bonnes à montrer ; après tout, « la fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch » - comme si, parfois, l'illusion était nécessaire à l'espoir -, mais il est absolument nécessaire d'être capable de faire la part des choses, ce sur quoi j'ai longuement insisté. Bien que L’insoutenable légèreté de l’être ait été publiée bien avant l'avènement et l'explosion des nouveaux médias sociaux, elle leur a offert un miroir des préoccupations postmodernes liées à la domination de l'image et à sa facticité. Juste pour les conscientiser à cela, le roman de Kundera est pertinent et nécessaire. Ils savent que leur consommation d'écran et de médias sociaux est problématique et que ce qu'ils y voient est une version le plus souvent embellie, sinon tronquée, mise en scène et factice, de la réalité. Du kitsch dans toute sa splendeur! Ils me donnent l'impression de ces fumeurs qui savent très bien que ce qu'ils consomment est néfaste pour la santé, mais qui continuent malgré tout parce qu'ils sont dépendants. L'image n'est pas exagérée. Ils se savent dépendants et ils savent que c'est leur santé mentale qui en souffre, mais au moins ils ne sont pas dans l'ignorance du trouble. La reconnaissance du problème n'est-elle pas nécessaire à sa résolution? Le renversement du paradigme se fera lentement, mais il se fera. L'important, c'est de douter, de réfléchir devant ce qui nous est montré. Encore le doute. J'y reviens encore parce que je ne peux pas y échapper. Kundera le dit lui-même : « le véritable adversaire du kitsch est celui qui interroge, celui qui doute. » Merci Boucar, merci Slavoj, merci Milan.
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Premier dimanche de décembre. Je suis descendu à Chicoutimi, en solo, pour les funérailles du père d’un de mes meilleurs, d'un de mes plus vieux amis. J’ai 45 ans, ça fait donc 32 ans que notre amitié perdure. Je me souviens encore très bien de ces cigarettes fumées à l'été 1992, en haut du pit de sable attenant à la rue Beauregard à Chicout', qui donnait sur le quartier Rivière-du-Moulin, le Saguenay et les Monts-Valin, où l'on jasait musique parce que c'était le liant social à cette époque. Du moins pour moi. Sans avoir la sensibilité et la capacité d'émerveillement que j'ai aujourd'hui, je crois que j'étais quand même susceptible à la beauté intemporelle du fjord. C'est dans ces circonstances que nous avons forgé la plus radicale amitié de ma vie. Nous avons eu nos hauts et nos bas au fil du temps, mais au final il restera toujours ce frère que je n’ai jamais eu. Son père avait la maladie d’Alzheimer depuis 10 ans. Je n’ose pas imaginer l’état dans lequel il devait être rendu. Quand j'ai appris la nouvelle de son décès, je n'ai même pas réfléchi, il fallait que j'y aille. C'est donc en manque de sommeil, au lendemain d’une soirée arrosée et enfumée, que je suis embarqué sur la route. La fatigue était là, je l'ai banalisée et je n'aurais pas dû. « Pas grave », que je me disais, « je connais cette route par coeur ». Misère et corde que la route fut longue. Seul en voiture pour une période de cinq heures, m’en allant aux devants d'une mort concrète, j’ai ruminé le scénario du film de ma vie. Qui dit film dit trame sonore, j’ai donc empli la vaste monotonie de la 20 au son du dernier Godspeed. Dans la seconde moitié de la deuxième piste, BABYS IN A THUNDERCLOUD, les joues mouillées de larmes discrètes - cet album déchire le coeur et le recoud ensuite... ces douleurs vitales avant l'espoir -, mon regard creusait l’horizon à s'y perdre par à-coups. J'étais ici et là-bas au même moment, une force qui se déploie dans le temps. Plus je réfléchissais à mon passé et plus il s'actualisait dans le présent pour se déverser dans l'avenir. J'avais pleine conscience de l'espace et du temps dans lequel je vivais, dans lequel j'étais, et mon émotion, exacerbée par la musique et la sublime banalité du ciel, m'envahissait totalement pour me définir et me construire d'une façon irréductible. Je ne saurais dire quelle était cette émotion. Peut-être était-ce en fait un mélange erratique mais harmonieux d'une multitude d'émotions et de sensations, qui sont ensuite devenues des questions, des réflexions. La peine se mélangeait à la fatigue, et de la compassion en naissait ; comment mon ami devait-il se sentir en ce moment? Entre la tristesse et le soulagement? Sublimation de mon ignorance dans l'élaboration de divers scénarios voués à l'éphémère. Des centaines et de centaines de voitures ; mon indifférence à leurs égards cristallisait mon désarroi quant à la surpopulation de la planète, lassant mes espérances de voir une réelle transvaluation des valeurs advenir un jour. La fraîcheur de l'hiver jouait avec le ciel, alternant entre les nuages et les éclaircies, me faisant craindre un hiver qui n'en serait pas un. Qu'y a-t-il par-delà l'horizon à ma gauche? Combien de solitudes dans ces villages reculés au coeur des terres et dans le ventre d'histoires qu'on ne lit pas, romantisme anachronique d'un terroir suranné. Plonger dans mes passées pour en démêler les noeuds, en détendre les fibres jusqu'à la sérénité ; en accepter les failles : c'est dans les stries de la terre que pousse ce qu'on y sème. La mort de l'un pour nous rappeler celle de l'autre. Mon père qui vieillit ; j'irai le voir ce soir-là et l'écouter raconter ses sempiternelles histoires, et nous boirons du whisky, cette eau-de-vie! Mes cours à venir cette semaine : ai-je réussi cette session à enseigner quelque chose de valable à mes étudiants pris dans notre époque déchirée de contradictions? Ont-ils compris que l'ordinaire est préalable à l'extraordinaire? Que par-delà le kitsch se trouve la vérité, que c'est de la vérité des choses que peut en découler la beauté? Mon amoureuse est-elle heureuse et épanouie avec moi qui n'a de cesse d'édifier notre amour parce qu'il n'y a que ça qui donne du sens à la vie? Et notre mort dans tout ça? Atteint d'une impitoyable maladie, le père de mon ami fut absent de sa propre mort ; a-t-il souffert? L'intensité du deuil selon sa proximité ou son éloignement. Les crescendos de Godspeed n'ont de cesse de construire leur atmosphère, leurs échos rempliront plus tard les reliefs neigeux et les lacs négligés du parc des Laurentides ; on dirait de la musique en trois dimensions : je l'entends, je la sens et je la vois. Arrivé à Chicoutimi. La cérémonie fut sobre et émotive. Les discours de mon ami et de ses frères rendirent le plus bel hommage à leur père. La tristesse et la vulnérabilité du cadet m'allèrent droit au coeur et m'arrachèrent des larmes lourdes. J'étais au-delà de l'empathie, j'étais dans la compassion, littéralement (compassio en latin veut dire « souffrir avec »). C'était bien malgré moi. Toute la cérémonie fut un moment d'une remarquable humanité, qui ne peut que nous amener à nous interroger sur la nôtre. Martin Heidegger dit (je paraphrase) qu'exister, exister vraiment, être-là, être, c'est prendre pleinement conscience de la mort, de notre mortalité, et ce, tout au long de notre vie. Ça peut sembler l'évidence même, mais non, ce n'est pas le cas. Quelqu'un qui sait pertinemment qu'il va mourir n'agit pas comme le fait la moyenne des ours. Il suffit de prendre comme exemple le malade à qui est donné un sursis. Que fera-t-il? Il tâchera de faire tout ce qu'il a toujours eu envie de faire mais qu'il n'a pas fait, il cherchera à faire tout ce qui lui est possible de faire (on connaît la suite, je m'arrête ici). Une fois le sursis déterminé, soudainement la vie prend plus de valeur? Ce devrait être l'inverse : que le sursis déterminé nous amène une forme d'acceptation, et que l'indétermination du sursis nous procure une urgence de vivre plus forte, plus significative, plus irrésistible et plus vraie.