dimanche 6 octobre 2024

Déclinaison d'un soir tressaillant

 

dans la déferlante le jour s'affale
et laisse place à la nuit

je dévale anonyme à vélo dans les rues 
bitume gris ruisselant de lumière
son bruit lacère étincelle 
mes yeux fuyant le flou d'humeurs amères

porté par la rumeur de la ville
où s'éveillent des oiseaux de nuit en mal de ciels
j'observe mille âges déambuler dans le soir
pulsés par l'élan d'une volonté millénaire 
des corps pareils et interchangeables
dans l'oubli de l'altérité naît 
la terreur de l'identique 

la jeunesse se promène la peau
offerte aux caresses de la nuit
(ce qu'il faut faire pour un peu de tendresse)
appât et langueur des démarches 
d'une petite humanité qui transpire le stupre
quand le désir devient un besoin 
l'éternel retour du même

aux terrasses des quarantenaires attablés
décompressent yeux fatigués de leur semaine
verres de rouge et contenance compensée
quelques sourires brillent de leur apaisement
tous ces Autres qui se fondent 
dans un amas de nuit où brillent réverbères
feux de circulation lampadaires et lumières
diverses striant à la face des lieux 
leurs petits éclats de feu

après des pintes avec l'ami 
au Saint-Sacrement où l'on a dialogué 
notre petit coin du monde
à coup de désillusions lucides 
et d'espoirs obstinés
la ville me recrache dans le sud-ouest
où la rumeur s'est épuisée

je file à toute allure le vent dans le dos (enfin)
silhouette dans l'ombre
je me fais jambes et muscles en furie 
et coeur et poumons formidables
haletant l'air d'une nuit froide
je me fais machine à fendre le silence 
d'un minuit profond 

arrivé en mon lieu
dans la complicité de l'intime
fucking Godspeed You! Black Emperor
No Title As of 13 February 2024, 28,340 Dead
leur entêtement à tâcher d'embellir l'apocalypse
crescendos de cordes lyriques et tornades de distorsions
paysages sonores du déchirement entre le désespoir et l'amour 
vulnérabilité et impuissance devant les catastrophes
d'une humanité qui n'a de cesse de se tuer
carcasses métalliques explosées
débris et ruines sur des enfants massacrés
déroute des endeuillés dans la famine et la poussière
larmes séchées sur leur visage de sable
il y a peu de mots devant l'innommable 
- dans l'insert du vinyle 
War is coming
Don't give up
Hang on
Pick a side
Love

***

par-delà le minuit profond
promenade avec l'aimée 
dans le calme et l'indifférence
à la pointe est du Parc des Rapides
quand tous dorment sauf le fleuve
dans un ciel improbable 
devant nous à 2,6 milliards de kilomètres
franchis par son reflet inouï
(mais quel âge peut avoir cette lumière?)
Uranus brillant de mille feux
repère inattendu ce soir
dans cet univers qui n'a pas de fin








































jeudi 3 octobre 2024

 








Ma pléiade de René Char sur ma table de lecture, un des deux seuls livres - avec le tome I de l’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell - que je n'ai pas replacé dans ma bibliothèque depuis le déménagement. J'y retourne toujours. Mes yeux s'y perdent à loisir et les pages ont cet âge qui désormais les protège. Le lire, c'est un peu comme toucher du feu, inonder le chaos de lumière. Au hasard : 

    Comme les larmes montent aux yeux puis naissent et se pressent, les mots font de même. Nous devons seulement les empêcher de s'écraser comme les larmes, ou de les refouler au plus profond.
    Un lit en premier les accueille : les mots rayonnent. Un poème va bientôt se former, il pourra, par les nuits étoilés, courir le monde, ou consoler les yeux rougis. Mais pas renoncer.
16 août 1982

Il a écrit ce poème à 74 ans. Mais pas renoncer. Est-ce que le géant du Vaucluse a failli renoncer? Ça fait des mois et des mois que je doute, que j'hésite, et que je pense renoncer. M'entêter dans l'écriture - qui devient de plus en plus tâtons et trébuchements - et dans cette façon que j'ai choisie de l'exposer m'inscrit dans une démarche vaine et absurde, mais qui ne pourrait se faire autrement. (À chaque rentrée littéraire, je n'entends rien de ce spectacle sinon qu'une complaisante cacophonie.)

Je reste terré dans les failles et les névroses d'une liberté implacable, parfois terrifiante. Il est vrai que je m'enlise parfois dans les gangues d'un certain confort, que je pense ne rien devoir à personne. Mais je ne mens pas, mon esprit ne connait pas le repos. Pour moi, ne rien faire c’est encore réfléchir, construire ou imaginer quelque chose. Une idée, une sensation, une pulsion. Au contrepoint de mes luttes, j'avance et trace un chemin dans les amas du bruit. Je continue d'écrire par humilité et respect pour le silence. Parce que ma soif n'a pas de limite, parce que l'horizon est toujours fertile d'inconnu à défricher. Malgré les ciels de sang au-delà du lointain, et tout le métal tordu, les vapeurs arides de déserts de goudron et de montagnes de bitume, et malgré toutes ces morts fossiles de demain. Un peu de poésie me rattache à ce qui est humain. Encore Char au hasard : 

"L'instant est une particule concédée par le temps et enflammée par nous."  




















dimanche 15 septembre 2024

 


Un sommeil sans rêve s'en est allé avec la nuit déjà loin. Aube fraîche d'un jour qui s'annonce brûlant. Travail oblige, de la correction m'attend pour toute la matinée. Mais à la radio, le Concerto italien de Bach interprété par Glenn Gould m'arrache à tout le reste et me force à écrire en n'essayant rien. Calme du dimanche matin. Lendemain de soirée avec les amis à discuter et rire, leurs enfants qui jouaient autour de nous. Une déferlante de notes dans mes oreilles. L'énorme érable à ma fenêtre ne bouge pas, on dirait qu'il écoute Bach et Gould avec moi, même le vent s'est tu pour laisser la musique chanter. Au coin opposé de ma fenêtre, à l'extérieur, une araignée au corps rond, de la grosseur d'un pois chiche, dort au centre de sa toile finement tressée. Ou peut-être attend-t-elle - pourquoi parle-t-on toujours des araignées au féminin? - qu'une proie vienne se prendre et se perdre dans sa toile. Elle est d'une stupéfiante immobilité. Le concerto est terminée, le vent est reparti. Un café m'appelle et me dit de faire mienne - même si je sais qu'elle appartient au soleil -  cette journée qui commence. 





































jeudi 1 août 2024




Saturées de soleil, mes pensées plongent dans l'onde, laissant les grands cours du remous détendre le silence. Celui qui n'est pas l'absence de bruit, mais bien le choix de se taire. Je pose mon regard sur ce qu'on ne voit plus.

La ville derrière moi s'exile un instant; que le bruit des rapides dans un vent épuisé, lui aussi accablé de chaleur. Dans l'ombre, la roche où je m'assois reste fraîche, presque par pudeur, dans cet été qui n'a de cesse de surchauffer.

Le fleuve est un corps multiforme et dépareillé qui crache son ressac sur moi. Énorme gueule aux entrailles sourdes, béance de rugissements et de bâillements, selon ses humeurs ou ses caprices dont nous sommes parfois la triste cause.

En retour, je crache dans le fleuve une offrande noyée. Ma salive parviendra-t-elle à atteindre ces lèvres perdues, ces rêves lovés dans le limon? Sous le voile de l'eau, la dormance d'épopées invisibles. Que sait-on de ce qu'on ne voit pas?

Au carrefour des luttes, je me perds en réflexion dans l'apnée des idées. Je remonte à la surface et m'oublie dans le ballet d'une sterne. Ce lieu n'est pas à moi et ne le sera jamais, mais je tâcherai de l'habiter avec humilité et respect.
























mardi 11 juin 2024

 



La lenteur des gestes abolit une aurore née sans éclats. Le ciel fronce ses rides et déjà je m’ennuie de la neige et de l’intimité de l’hiver. Je reporterai à hier le fracas de nos peaux.

Dans le cercle tordu de l’infini, ceux qui rêvent d’absolu sont mis à mal. Quoi garder de ces nuits à agiter les étoiles, à sentir dans les remous de l’ombre le frisson d’une espérance qui se refuse au présent.

Il faut voir au-delà des transparences la charpente des fragments s’édifier de mémoires constellées, enjamber l’illusion décimée et tendre vers la réalité du mystère.





















mercredi 22 mai 2024

Le festin d'un faucon


Un mardi après-midi nuageux. Attablé au premier étage de la Grande Bibliothèque, je corrige les dissertations finales de cette session. Après ma sixième copie, un boum résonne sur la façade vitrée côté Berri, sur laquelle mon espace de travail donne. Je lève la tête et vois un faucon pèlerin qui vient de projeter à toute vitesse sa proie dans la vitre pour l'achever. Gît sur le court toit une petite corneille ou une hirondelle d'un gris presque noir. Je me lève de ma chaise pour mieux voir. Le faucon se cambre alors sur sa proie enserrée et, à coups de bec, commence à la déplumer. De petite touffes de plumes foncées virevoltent à peine dans le vent humide et trop lourd qui annonce l'orage qui se fait attendre. Je regarde, fasciné, ce spectacle d'une violence, d'une brutalité toute naturelle, impitoyable certes mais amorale puisqu'elle appartient aux lois de la nature. Les minutes passent et je suis incapable de regarder ailleurs. La présence d'un faucon pèlerin en plein centre-ville a un côté rassurant, comme si ces animaux sauvages ne nous avaient pas encore complètement désertés. De petits oiseaux, qui ne sont clairement pas carnivores, se posent à quelques mètres du faucon. Sont-ils fascinés par la scène eux aussi? Le faucon ouvre les ailes et bombe son buste pour se faire impressionnant : qu'on le laisse dévorer sa proie en paix! Il est magnifique. Le plumage de son buste mélange des teintes de blanc profond et de gris cendré, et celui de ses ailes tire du gris au noir; s'il avait été plein soleil, son plumage aurait été auréolé de bleu. La cire jaune au-dessus de son petit bec recourbé et tranchant s'étire jusqu'à ses yeux, grosses billes d'un noir perçant. Les petits oiseaux repartent aussi vite qu'ils sont arrivés, et le faucon de replonger son bec dans les viscères chaudes qu'il arrache et avale avec satisfaction. Il regarde autour de lui entre chaque bouchée, souverain. 

À deux bureaux sur ma gauche, un homme se lève pour regarder ce que je regarde et lâche, d'une voix éraillée et poussive : « Un faucon! » en prenant bien soin d'être entendu par ceux qui nous entourent. Mais puisque ceux qui nous entourent ont tous des écouteurs, personne ne l'entend, sauf moi qui croise les yeux écarquillés de son regard hagard. L'usure sur son visage témoigne d'années d'abus indélébiles qui ont irrévocablement altéré sa santé physique et sa santé mentale; il ne fait aucun doute qu'il a sa part de défis et d'épreuves au quotidien. Transpirant l'itinérance, il fait partie de ces individus qui cherchent un asile momentané dans les lieux publics, les bibliothèques remplaçant à leur façon les églises d'une autre époque. Dans une volte-face soudaine, il se précipite je-ne-sais-où d'un pas rapide pour apparaître, quelques secondes plus tard, à l'extérieur en-dessous du petit toit où le faucon s'affaire à son festin. Et l'homme de commencer à crier, à taper des mains et à faire toute sorte de simagrées pour déranger le faucon. Mais pourquoi donc, misère et corde? Quelle mouche a piqué cet homme pour qu'il agisse ainsi? Il ne veut pas voir de faucon en ville? Il veut défendre ce qui n'est plus qu'une carcasse démembrée? Il cherche à protéger les lieux de cette présence? Il ne supporte pas la brutalité propre au règne animal? Cherche-t-il à se faire prédateur et à faire du faucon sa proie? J'essaie de comprendre, mais il n'y a rien à faire, ça m'échappe complètement. Il gesticule et semble crier de plus en plus fort, si bien qu'un agent de sécurité se dirige vers lui. Pendant ce temps, le faucon n'y porte guère attention et continue de savourer son festin quand, finalement, tout juste avant l'arrivée de l'agent, le hobo se penche, ramasse des cailloux et commence à les lancer, sans grande conviction toutefois, vers le faucon, pour le déranger. Un caillou finit par toucher la cible et le faucon prend rapidement son envol, sa proie dans ses serres, et va se jucher sur le toit du terminus sur le côté est de Berri. Visiblement satisfait de son ascendant sur l'animal, l'homme double rapidement l'agent de sécurité sans lui parler, poursuit son chemin et va disparaître dans la Place Émilie-Gamelin.

Une scène de violence naturelle et poétique ruinée par la violence totalement inutile et superflue d'un homme bien seul au sommet de son insignifiante et minuscule pyramide, et qui inspire des jugements qu'il vaut mieux taire. Cette scène me suggère, tout bas, que parfois on ne mérite pas la beauté du monde. 





































vendredi 17 mai 2024

La fin des choses

 

Dans son essai intitulé La fin des choses, Byung-Chul Han s'attarde sur notre rapport aux choses et sur la nécessité de celles-ci, de leur matérialité, pour demeurer et vivre dans ce qu'il appelle l'ordre terrien, en opposition à l'ordre numérique qui « déréalise le monde en l'informatisant ». Les informations et les données ont pris le dessus sur les choses. Si la révolution industrielle nous a éloignés de la nature et de l'artisanat pour consolider et élargir la sphère des choses (parfois jusqu'au fétichisme de l'objet), la révolution numérique transforme les choses en données et les soumet aux informations. Nous vivons à l'ère de l'infocratie et le fil continu des nouvelles est l'idéologie, le garde-fou qui guide notre descente - une chute, symbole de la folie, serait trop brutale - vers l'abîme. Nous descendons inlassablement vers ce qui nous éloigne.

L'espace se déforme. Nous sommes immobiles, statiques et pourtant les distances se creusent : le monde est fragmenté par l'absence des regards. Où je pose les miens, je constate mille regards braqués sur des écrans, je constate l'évitement où « le cellulaire vole la présence du réel ». Inconsciemment, incapable d'échanger de ces regards qui rappellent la confiance originelle, ceux qui consolident l'altérité nécessaire à la construction du moi, l'individu cherche sur son écran - ce regard qui n'en est pas un, ergo qui ne regarde rien - une validation dont l'origine importe peu. Malgré l'apparente infinité du virtuel, il ne vit qu'à l'intérieur d'une diagonale d'environ 6 pouces, à moins de deux pieds des yeux, permettant ainsi l'oxymore d'un minuscule horizon où s'enchaînent les fragments erratiques de nos perceptions désincarnées. Interface d’une « réalité » virtuelle qui abolit autant la présence que l’absence réelles des choses, le cellulaire déréalise le monde.

Pour entrer en résonance, il faut qu'il y ait résistance dans l'espace et indisponibilité, sinon le réel devient un désert. Ces résistances font vibrer le chant de la terre. Mais dans l'ordre numérique, les vibrations matérielles de la réalité deviennent imperceptibles parce que les choses ont été transformées en données. Dénué de résistance, le virtuel est un vide inépuisable, le virtuel est un désert sans substance, qui n'a même pas le luxe poétique de l'écho, l'espace matériel étant nécessaire à l'écho. L'hypercommunication numérique n'est pas un partage, elle fragmente l'attention et elle accentue la solitude grave des individus, celle qui s'oppose à la solitude sacrée du silence. Encore une fois surgit cette nécessité de la lenteur, ce frein à l'accélération débilitante de notre époque, pour pouvoir se poser et être attentif au silence : « Le silence ne signifie pas que l'on n'entend aucun son. Certains sons peuvent même le mettre en relief. Le silence est une forme intense de l'attention. » (Byung-Chul Han)

C'est non sans raison que je théorise ou poétise sur les choses. Combien de textes écrits sur la nature, l'aurore et le ciel, sur les oiseaux qui chantent, sur l'étirement centenaire d'un arbre, sur un souvenir - ces choses qui persistent à ne pas disparaître -, sur le goût du café, sur le rituel de l'écoute musicale (CDs et vinyles à l'appui), ce mariage de la durée et de l'espace, sur mille paysages, sur mille livres lus et à lire, sur le temps qui se love sur le corps de ma blonde? Écrire permet aux choses d'un peu moins disparaître. Mais si me fascine ce qui est en voie de disparition, m'effraie surtout l'indifférence générale quant aux disparus de demain. Et bientôt d'hier. Pour atténuer l'emprise de l'ordre numérique, il faut retourner aux choses, en percevoir la substantifique moelle. « Le bonheur est un événement qui échappe à tout calcul », dit Byung-Chul Han. Si tout se transforme en données, il faut être incalculable. 

















jeudi 4 avril 2024

 



une amitié lacérée par la gueule du silence 
où gisent tous nos frissons devant l'incertain
où des voix meurent sans connaître l'élan de l'écho
la vérité devient alors un tour de force
          innommable parce qu'étouffée
éprise du noeud aux confluences des discordes
les parallèles s'éloignent et étirent l'espace
          des horizons opposés
          dans un autre passé déjà
les souvenirs se dissipent dans l'empire du vide

















































mercredi 20 mars 2024

Enseigner la lenteur

Ce n'est pas une affirmation très originale que de dire que bon nombre de maux des temps modernes et postmodernes découlent d'une extraordinaire accélération aux multiples facettes, qu'elles soient technologique, idéologique, sociale ou autre. Comme il serait fastidieux de faire ici la généalogie de cet axiome, je me contenterai d'en observer un flagrant symptôme qui me touche au quotidien et qui illustre à quel point notre rapport au temps est désormais aliéné. Les réflexions qui suivent s'inspirent des travaux du sociologue allemand Hartmut Rosa, qui voit en l'accélération le modus vivendi de la modernité tardive, et, dans une moindre mesure, de ceux du philosophe allemand d'origine sud-coréenne Byung-Chul Han, pour qui l'accélération est davantage un symptôme du néocapitalisme et de la psychopolitique qu'une cause comme telle. Malgré certains bénéfices de l'accélération (dans le domaine médical ou dans certaines sphères de la communication par exemple), le fait est que l'accélération influence négativement plusieurs aspects de notre vie en nous contraignant à des rapports aliénés avec ce qui nous entoure. Nous échangeons et communiquons plus rapidement à travers un canal plus omniprésent que jamais (les écrans, ces fenêtres opaques qui donnent sur l'intermédiaire du réel et qui offrent des regards qui n'en sont pas vraiment); nous avons accès à tout (savoir, connaissance, culture, information, etc) presque instantanément; et l'augmentation de la productivité et de la rentabilité - soulignée par l'adage "le temps c'est de l'argent" - est une force qui ne saurait souffrir de freins. On mange vite, on travaille vite, on élève nos enfants vite, on parle vite, on jouit vite, on vieillit vite. Je fais les coins ronds, mais on comprend facilement ce changement de paradigme dans notre rapport au temps. À cet égard, cette accélération a comme conséquence de faciliter l'accessibilité aux objets de nos désirs anodins : désormais tout est disponible en tout temps. Cette immédiateté confère au temps une omniscience qui escamote les distances et abolit l'espace : on voyage presque dans le temps. Ce qui crée de nouvelles exigences. La satisfaction du désir anodin devient alors d'une facilité inouïe (en découle, d'une certaine façon, une jouissance désexualisée bonne à répéter sans retenue morale ou éthique), comme la naissance d'un nouveau désir une fois le précédent comblé. J'ai envie de regarder un film ou d'écouter de la musique? J'ai besoin de quelque chose, d'une information ou encore d'être diverti? La solution se trouve dans la paume de notre main, à seulement quelques clics. Force est d'avouer que parce que tout est disponible, notre relation au monde se construit dans une dynamique de contrôle sur celui-ci, augmentant notre capacité d'agir, ce qui vient renforcer notre ego et notre narcissisme. Qui est perdant dans tout ça? Soi et les autres. Dans un rapport au monde devenu artificiel par sa disponibilité manifeste, un fossé entre soi et le réel se creuse de plus en plus, et l'individu attend du monde plus que celui-ci peut lui donner. L'autre devient un moyen et non une fin, et j'irais plus loin en disant que l'homo numericus ne parvient plus à reconnaître l'altérité, celle des individus comme celle du monde, et tous s'en trouvent dépossédés, aliénés. Si Byung-Chul Han n'est pas très optimiste face à cela, Hartmut Rosa prétend que la résonance - je reviendrai éventuellement sur cette notion - peut permettre une transfiguration de notre relation au monde, une prise de contact (donc la création d'un espace, cette dimension que plusieurs de mes étudiants peinent à concevoir spontanément) qui se construit sur la confiance et l'ouverture à la possibilité qu'un fragment du monde puisse nous transformer. Rosa est convaincu - je le seconde - que le milieu de l'éducation (du préscolaire à l'université) constitue un des meilleurs environnements pour permettre l'émergence de relations de résonance et que cela doit être investi autant que possible. Mais pour y parvenir, un obstacle de taille se dresse : il faut changer notre rapport au temps, surtout, il faut ralentir. Je me permets ici une digression. Même si je trouve que le temps file à toute allure et que je ressens les effets de l'accélération sur mon quotidien - mon rapport, entre autres, à l'information et aux nouvelles en continu me donne l'impression d'être tiré par un train en marche -, j'ai une relative facilité à décrocher et à ralentir. On ne peut pas structurer sa vie autour de la littérature, de la philosophie, de la musique et du savoir, et être pressé, ça ne marche tout simplement pas. Mon rapport au réel serait superficiel, voire mensonger, et ma conscience de soi se tient loin de ce genre d'illusion. 300 pages sont lues dans le temps que ça prend (lecteurs diagonaux, passez votre chemin!) et la 9e symphonie de Beethoven dure environ 70 minutes, on ne peut pas l'écouter sur avance-rapide (blasphème!). Avant même de réaliser ce qu'est l'accélération, je lisais et écoutais de la musique dans un rapport au temps et à l'espace (dans la relation sujet-objet) qui a construit des axes de résonance qui ont déterminé ma sensibilité et ma curiosité. Cette volonté de ralentir marque ma vie au quotidien. Je marche au lieu de courir, je lis à tous les jours, j'écris autant que faire se peut, je prends le temps de cuisiner et, entre autres, j'écoute plus de musique que jamais; surtout de la musique classique puisqu'elle est cet univers abstrait et, le plus souvent, dénué de mots, qui m'est nécessaire, et dont je m'amuse à croire qu'elle constitue une extraordinaire manifestation de temps pur parce qu'impalpable, sans matière et sans espace : la musique classique (et la musique en général) est construite avec du temps, elle exige notre temps et cet investissement m'a amené des expériences de résonance et des épiphanies qui peuvent se répéter encore et encore! Par contre, tout cela change dans la sphère professionnelle de ma vie. L'éducation est plus que jamais axée sur la performance et la compétence. Mes patrons sont unanimes : il faut diplômer les étudiants au plus vite, un étudiant trop lent prend la place d'un autre, faut que ça roule! Par ici l'entrée et vite la sortie! Le cégep où j'enseigne est une entreprise "à but non-lucratif" obsédée par l'argent. Le curriculum des cours est trop chargé et les étudiants en arrachent de plus en plus pour une multitude de raisons que je ne vais pas évoquer ici, ce qui fait des sessions post-confinement les plus exigeantes de ma carrière. Si bien que je me suis forcé à ralentir et j'encourage maintenant mes étudiants à faire de même. À cet égard, leur résistance - inconsciente - est stupéfiante. Ils sont tout à fait incapables de prendre leur temps, de prendre le temps devrais-je dire. Tout doit aller vite. Un cours de 100 minutes est trop long, ils se perdent dès que ça ralentit un tant soit peu autour d'eux. Ils sont dans l'attente de ce qui doit arriver et accrochés à ce qu'ils ont vécu, et ils remettent en question le présent à savoir si ça leur rapportera quelque chose. Je ne les blâme pas, ce n'est pas de leur faute. Ils ont été élevés dans une société qui valorise la performance et la réussite et qui sublime, qui nie les échecs (ça c'est un scandale) de peur de fragiliser leur ego. Les germes de l'ennui - cet ennui qui prédispose à la contemplation du monde et de ses modalités - sont rapidement noyés par le divertissement instantané et éphémère. Redoutable incarnation de micro-changements dans une fulgurante accélération, le vortex du doomscrolling diminue leur concentration, leur attention, leur mémoire et amplifie l'errance de l'esprit, cette insidieuse manie de chercher dans le divertissement et le confort de l'aliénation un petit désir inconscient à combler, parce que sortir de l'aliénation, se reposséder un instant les confronte à l'ennui, et ça, c'est ce qu'il y a de pire pour eux. Ils ne s'en rendent pas compte, mais cette façon de faire crée un rétrécissement du présent. Je leur donnerais la note de passage dès le premier cours et ils ne viendraient à aucun autre cours de la session. J'exagère un peu, mais à peine. Obsédé par son image, l'étudiant moyen s'entraîne physiquement à tous les jours de façon compulsive et espère voir les résultats le plus rapidement possible. Tout passe vite et un souvenir du secondaire est déjà lointain pour eux (s'ils s'en rappellent). Sitôt le cours terminé, c'est le cellulaire sorti et leur regard hypnotisé par les pixels, par ce construit artificiel qui est tout sauf réel, et ils le savent! Et la matière du cours sombre dans l'indifférence, l'antichambre de l'oubli. Un corridor de cégep où 99% des étudiants sont scotchés sur leur cellulaire (cette cellule de prison virtuelle) est l'image à laquelle je suis confronté à tous les jours. La passivité d'aujourd'hui engendrera les dystopies de demain... Question de continuer de faire mon travail tout en préservant ma santé mentale. j'essaie désormais de leur enseigner la lenteur. Mais comment faire? La lenteur encouragerait une introspection qui pourrait leur révéler l'origine de leurs résistances, encore pire - j'ironise - leur vulnérabilité, mais non : on dirait qu'ils ont si peur de se connaitre et, par après, de reconnaître autrui. Peur de soi sublimée sur la peur de l'Autre? On n'a peur de ce qu'on ne connaît pas, n'est-ce pas? Est-ce parce que la lenteur exacerbe le poids du temps qui devient alors trop lourd à (sup)porter lorsque l'on ralentit? Dois-je leur enseigner la lenteur en prenant mon temps, en ayant plus confiance en mes moyens comme en eux?... Si je semble défaitiste ou fataliste, je suis, parmi mes collègues, parmi les optimistes parce que convaincu que la solution n'est pas si loin. Si seulement ils prenaient le temps de lire plus, plus longtemps, plus lentement. Il n'y a rien de mieux que lire pour ralentir. Cela leur amènerait la patience, l'attention, la concentration, la mémoire, l'empathie et l'ouverture nécessaires à l'emmétamorphose, cette faculté, selon Rosa, de se transformer soi-même, donc d'évoluer, à travers l'appropriation d'un fragment du monde dans une relation de résonance, qui viendrait défaire un noeud d'aliénation pour consolider, ne serait-ce qu'un peu plus, leur identité et leur reconnaissance des autres. Dans mon optimisme, ou ma candeur, j'y vois le point de départ d'une nouvelle éthique.











vendredi 26 janvier 2024

 


Pluie froide janvier, je pousse ma roche vers ce que je deviens. La voix d'un jeune Leonard Cohen résonne et remplit le vide de mon silence. J'avance en étranger. Sourd aux ébats des saisons entremêlées. À chaque pas qui creuse asphalte ou verglas, j'étire les distances entre le monde et moi. Je déserte les reflets. Un apaisement qui ne vient pas. 























jeudi 7 décembre 2023


Las de démêler les amalgames qui se tressent et se détressent en moi ; épuiser de me perdre dans les flux et reflux des nébuleuses erratiques de ma conscience, j’essaie de m’oublier, de me fuir en regardant le monde. Expérience impossible puisque c’est en moi qu’il vit. Ce vers de Rilke : « Ô moi qui veut croître / je regarde au dehors et c’est en moi que l’arbre croît. » Combien de milliers de mots j’ai crachés sur les pages pour tâcher d’harmoniser le chaos? Mais dans mes fouilles, les sédiments s’entremêlent et je me perds dans les strates intérieures de l’être. Jusqu’où peut descendre l’introspection? J’ai l’impression de détailler de loin, en plissant mes yeux troubles, les braises d’un feu ardent. Je m’en retourne vers le monde, mais n’y voit qu’un chaos que je comprends encore moins (faut le faire!). Puis je m’attarde sur les arbres enneigés dehors. Un énorme chêne plie ses branches lourdes d’une neige endormie depuis qu’elle est tombée. J’ignore si ce chêne croît en moi, mais je sens s’installer entre nos deux présences une harmonie. Un calme que l’hiver appuie. Au loin, je sais que le monde gronde. La rumeur me le rappelle, les jours passés et à venir aussi. Les bottes martèlent leur mécontentent devant l’hypocrisie de dirigeants corrompus par le pouvoir et l’argent, devant un gouvernement d’une redoutable mauvaise foi. Le tissu social contre un tissu de mensonges. Je trouverai peut-être dans les désordres conjoints un peu d’harmonie. Sinon, je repenserai au calme émanant des arbres recouverts de neige endormie. Certaines branches touchent presque le sol. Les prochains jours seront froids, mais ceux qui marcheront ne plieront pas. 
















jeudi 16 novembre 2023

 

Café tiède dans mon Thermos, un léger goût de métal. Mes étudiants font leur examen, à livres ouverts, je suis las de surveiller quiconque essaiera de tricher. Dehors novembre. La cime des arbres découpe le ciel, couleurs d’automne sur fond bleu. Je ferme les yeux - allez-y, trichez si vous l’osez! - et m’imagine le bruit des feuilles mortes craquant sous les pas, je sais que le plaisir de cette sensation me durera longtemps. Plus loin à l’est, des manifestants pro-palestiniens bloquent le pont Jacques-Cartier, je n’ose imaginer leur souffrance et écrire à ce sujet me semble d’une futilité sans nom. Les tremblements terrifiants d’une déchirure. Quand nos réalités s’entrechoquent, on prend notre part de coups, au sens propre comme figuré. Les métaphores ont aussi leur violence. Imaginer Gaza assombrit mes pensées et l’être humain m’écœure. L’Histoire continue de perdre pied sous le poids de l’horreur… Une étudiante vient me tirer de ma réflexion et me pose une question. Une autre question inutile comme elle m’en pose depuis le début de la session. Son anxiété de performance est maladive, peut-être même pathologique, et, pour elle, tous les moyens sont bons pour avoir la meilleure note : mentir (à répétition), la fraude (ChatGPT), le chantage quant à sa cote R, les messages répétés pour avoir les questions à l’avance sinon les réponses aux questions, etc. Elle veut faire médecine, j’avoue ne pas comprendre. Il m’est arrivé plusieurs événements cet automne qui ont fait de ma session une des plus difficiles de ma carrière et qui mériteront que je m’y attarde davantage prochainement. Oser élaborer quelques études de cas. Mon regard balaie la classe - peut-être aurai-je réussi à faire une différence pour certains, peut-être - et retourne se perdre sur la cime des arbres du parc Angrignon. Le bleu du ciel pâlit. Dehors novembre, mais ce sont les Cowboys qui jouent dans ma tête. Resteront leurs chansons. Mon Thermos est vide, l’amertume du café m’apaise, au moins pour un temps.












lundi 9 octobre 2023

 



(toujours) au mitan de mes distances
le doute ploie mon genou sur la dalle
froide d'une brume amère
les lézardes enracinent le sol 
il pleut sur les pierres

dans l'humilité j'écoute l'encens muet
le sel d'un automne patient 
repu de s'être déposé (ce fut un long voyage)
l'horloge se fatigue et ralentit 
le poids des blessures qui creusent en moi
l'ambitieux sillon d'une inaudible portée

à mi-chemin de l'ombre et du silence 
une voix éperdue une chandelle flambe
mes deuils inconnus disparaissent 
et latentes mes langueurs pourront partir 
d'exil en migration

enfin comme un maître sans marteau
et las de ses métaux je calmerai 
mes révoltes dans l'alcool de la retenue
rien ne les protège
les désillusions seront leurs

j'en prends à témoin le vent du fleuve
je garderai mes larmes pour une autre fois
où les confidences du passé auront
peut-être
un semblant de sens






























mercredi 27 septembre 2023

accumulation

 

Laquelle des dernières ébauches devrais-je reprendre et développer pour me réapproprier cet espace? Pourquoi ce frein? Et pourtant je n'ai tellement pas dit mon dernier mot. Il faut continuer de se construire, continuer à devenir. Une sonate de Haydn jouée par Brendel par dessus le bruit du midi, infinies mélodies dont je ne me lasse pas, une gorgée de café tiède dans ma tasse qui traîne à côté des 73 copies qui me restent à corriger, je suis rendu à la semaine 6 de la session déjà, et déjà deux cas de fraude où des étudiants ont utilisé leur montre intelligente, tricher à son examen sur Baudelaire, attentat antipoétique à souhait, il y a lassitude ici et elle pèse d'un poids un peu plus lourd à chaque fois, le spleen inévitable de la cinquième semaine de cours, à chaque session ça fait ça, je fuis ma tâche un cours instant, le temps de regarder la lumière dans les feuilles du chêne qui rouillent, promesse d'automne à venir, la fraîcheur des nuits muettes comme contrepoids au soleil trop chaud de ces journées de septembre, à quand un peu de pluie? je me sens étrangement anachronique, toujours cette aliénation subtile d'une individualité aux prises avec les oppressions implicites de notre monde postmoderne, les contraires se chevauchent et me demandent plus d'introspection qu'à l'ordinaire, tout ceci m'impose à organiser mes pensées plus que jamais pour ne pas être submergé par celles-ci, juste éclaircir tout ça pour que le noyau du présent ne débarque pas de son axe, juste pour ne pas perdre complètement le contrôle, mes pensées confuses se bousculent à la sortie, mais ce foisonnement demeure pertinent je crois et l'effort constant de ma conscience me donne une énergie que je ne soupçonne pas toujours, il faut juste trouver le moyen de la canaliser, comme je devrais trouver un moyen de finir ce texte, le fait est qu'il ne peut pas avoir de fin, c'est un perpétuel work in progress. Comme absolument tout d'ailleurs.

















samedi 3 juin 2023

 




la canicule enfin tombée
le vent s'en donne à coeur joie depuis
aussi libéré que moi - pour un bref instant -
du poids de notre insouciance abrutie 

bruissement incessant des feuilles
les poumons de la terre cherchent leur souffle
pendant que le Nord brûle dans l'invisible
ses nouvelles cicatrices
et Schubert dans l'aube 
autrement silencieuse

ma voix inutile continue de faire
sa reptation étrange 
dans l'indifférence harmonieuse 
des beautés contraires

point d'orgue 
la durée s'étire souple 
dans la polyphonie du temps
le passé meurt au contrepoint de sa naissance 





















mardi 9 mai 2023




Une nuit sans sommeil. Si seulement je pouvais expliquer cette insomnie passagère par le tourbillon de la pensée, mais non... Mon esprit, abruti de fatigue autant que mon corps, ne parvient même pas à lancer la pensée qui démarrerait le flux de conscience dans l'élan implacable de son déploiement. J'ai enchaîné les morceaux de ma trame sonore nocturne habituelle, mais rien n'y fait, je suis à la fois sourd et alerte, rien ne m'engourdit et les mélopées de minuit m'indiffèrent. Une nuit sans sommeil désertée de toute mythologie, sans pulsions et sans rêves. Les yeux fermés paupières brûlantes, je m'applique à l'écoute attentive de ma respiration, mais je n'entends que le redoutable sommeil de mon amoureuse à côté, son abandon semble profond et total. Ses courbes caressent mon oeil. Son sommeil m'apaise parce que je sens qu'elle se repose et récupère. La nuit fraîche pénètre par la fenêtre ouverte de notre chambre, si bien que nos chaleurs - son corps endormi, mon esprit éveillé - cohabitent et s'activent, elles me réconfortent, mais non... Le sommeil ne veut rien savoir de moi. Illusion du silence au coeur de la nuit. Les bruits nocturnes dehors suivent leur cours et, dans la distance, me caressent malgré tout pour me rappeler que je suis exactement où je dois être, même si ce n'est pas tout qui coopère. Une nuit sans sommeil. J'aimerais en profiter pour rassembler mes idées et créer quelque chose d'original, mais non... Je suis incapable de me fuir. Je me vautre dans d'insignifiants abandons pour m'oublier, juste un peu. C'est un de ces moments où le poids de la pensée, pourtant invisible et immatérielle, est insoutenable. Je ne perçois rien tandis que la paix de l'esprit étouffe et cherche son air. Juste souffler le temps d'un moment de repos. Désorienté et sans repère, je divague dans ce que la vie ne m'a pas offert. Mais que sont ces reliefs à peine ébauchés où rien ne semble exister, comme si l'inconnu et le mystère se matérialisaient, pour mieux me narguer, devant moi? Les distorsions grésillantes de l'ombre pèsent sur mes yeux usés par le temps et je ne vois rien de distinct. Le flou comme fossé entre moi et le monde. J'aimerais tant être nyctalope... Épuisée et ankylosée à ne rien faire, ma conscience décide soudain de s'étirer dans le mutisme souple de la nuit où l'inconfort et la patience s'escriment dans un affrontement sans issue. Toute concentration rassemblée, je m'évade vers un point de fuite invisible au centre d'un scotome obscur et... plus rien. Je suis là, éveillé. Abasourdi et tout à fait confus : venais-je de rêver sans dormir ou avais-je rêvé que je ne dormais pas.  









 

lundi 17 avril 2023

Haïkus de printemps

 


ce que le jour offre 
à mon regard défait les 
fils de l’éphémère  

*

le printemps s’éveille
des écureuils se pourchassent 
dans l’élan du rut

*

quand l’instant contient
juste un peu d’éternité 
l’attention s’évade

*

le chant des oiseaux 
dans les branches de l’érable 
qui reprend ses forces

*

un avion dans le ciel 
amène le crépuscule 
le soleil s’endort

*

un faucon aux aguets 
au sommet d’une épinette 
soudain le silence
























mardi 4 avril 2023

perspective

 


La lampe est dans mon angle mort, donc mes yeux écrivent dans l'ombre de ma main. J'ai trop corrigé, ce répit de lumière me fait du bien. Trop de feuilles blanches ont défilé, la fibre du papier triturée par les encres noire et rouge, la pulpe a saigné, les oscillations ont vacillé et mes yeux ont défailli. Il y en a eu des charniers, de petits champs où l'ignorance s'est indifférée à tuer notre langue vivante. Ces moments où l'écriture devient l'instrument de mesure d'une possible idée un peu plus vraie parce que bien formulée, mais non. Leurs pensées se désarticulent, et plusieurs d'entre eux écrivent comme des pantins inconscients des fils et encore plus de qui les tire. J'ai trop corrigé, mais j'écris encore, j'ai des idées à construire. 

Je suis immobile dans l'espace stérile, mais mon esprit est ailleurs, en maints lieux en mêmes temps. Nos idées et nos actions sont des langages différents - nos idées se déploient dans la durée; nos actions, dans l'espace - et chacune a sa formule, une arborescence qui la détermine et remonte plus loin que la mémoire. Une des origines de notre existence est la conjonction d'une idée et d'une action qui n'auraient jamais eu d'impact si ce n'était de leur rencontre. 

Sous les illusions dansantes des idées, les mots que j'écris dessinent des arcanes et des énigmes d'où je ne tire aucune réponse. La création du sens est rendue facultative quand on sait qu'il prend naissance - ou pas - dans les réverbérations et l'écho d'une lecture attentive, et dans le champ fertile du regard curieux et sensible du lecteur. Il faut faire du texte le terrain neutre aux légers reliefs d'où émergera le sens selon qui le cultive puisque, de toute façon, il n'y a de sens que celui que nous créons. 

Mes abstractions m'étourdissent, mes errances et mes fuites me déroutent plus que jamais, mais ces étranges pulsions me remplissent de vie. Je ne fermerai pas les yeux devant l'horizon du possible. De prime abord, j'ai peur de ne faire aucun sens mais, après réflexions, puisque rien n'en a, à quoi bon ne rien faire? Pourquoi s'empêcher de façonner à pleines mains la tendre argile du verbe? La création est cette union de l'idée et l'action, un noeud sur lequel se reposer et prendre son temps, un accord dans le maillage infini de la nature, la naissance d'un élan au trajet inconnu; elle s'oppose à la destruction, et c'est peut-être ça le plus important. 
































































jeudi 16 février 2023

prélude

 

Je me suis fait tout regard dans une nuit de suie noire et ce qui commença en aveuglement effaré devint apaisé dans le secret du silence; j'accorde désormais mes actions à la geste du temps. La nature erratique des choses ne demande qu'à s'organiser dans l'harmonie des contraires. De plus en plus, je soumets ma passion à ma raison à la recherche de vérités, mais je ne découvre rien, rien de neuf en tout cas. Ne m'est révélé que ce que je parviens à construire; je constate des nuances se créer (qui sont peut-être ces vérités que je cherche - elles me donnent quand même la sensation d'être dans le vrai) et j'ose croire aux vertus de l'équilibre le plus précis. Mais si sublime soit-il, cet équilibre est également des plus fragiles; le maintenir demande une attention soutenue et une implication totale. (Peut-être quelque chose comme de la volonté?) Je sens résonner en moi l'écho de ce que je ne connais pas, il se rapproche et s'amplifie au lieu de fuir et disparaître, l'air de me dire que je trouverai ce que je cherche - ce qui existe - dans ce que je n'entends pas. Il ébranle l'édifice mais celui-ci tient bon, chaque corps a sa place et joue son rôle. Et dans toutes mes pensées, aucune réponse, que des questions; avec celle-ci qui me taraude plus que les autres (puisse-t-elle être prise en-dehors du temps, ou est-ce là une seule et même chose) : dois-je être ou devenir.












































 

jeudi 8 décembre 2022

 



l'effigie du jour
décapitée en retrait
abolit les pôles

*

le temps se reperd
entre l'automne et l'hiver
il ne fait plus froid

*

mes regards changent et 
mon confort devient malaise
le lucide a honte

*

l'urgence engourdie
je m'en remets à l'amour
d'une éthique utile

*

ciel bleu en bravade 
son vide arrogant m'agresse 
du plus bel éclat 

*

dans l'écho de l'encre
le vertige des noyés
s'étiole en silence

*

avant de mourir
il nous faut aller où l'on 
n'arrivera pas
























lundi 21 novembre 2022

 



Minuit dans son approche allonge les phrases de la lune. J'entends le verbe de la nature, ses temps et déclinaisons, un verbe impersonnel. Ma contemplation est perturbée par le relents du jour qui affluent pêle-mêle dans l'estuaire de mes songes. Au-dessus de ce bourbier trouble, l'appel éclaté du monde multiplie les éclairs, chaque décharge est brève et vive, mais l'onde de choc me pénètre jusqu'aux os. Des guerres indigestes dans le ventre de la tempête grondent là-bas, juste assez loin pour ne pas déranger; et nous nous endormons indélogeables de nos conforts. Je dors d'un oeil car mes rêves ont un goût amer. Désengagé dans un angle ou un autre, chacun de nous s'oppose. Nous vivons aux confins du prochain, au point le plus éloigné de centres inconnus. Nos orbites chaotiques n'ont rien de tracé, sinon affaissement et déclin. Nous sommes tous l'étranger de chacun, perdu dans l'élan effréné du monde. Je me défais du temps qui, comme un train sans conducteur, s'emballe à vitesse folle - à quand le déraillement? Il nous faut dompter notre rythme. Je ralentis et ressens le pouls du ciel, son étreinte souple et mystérieuse, son souffle intemporel.
















mercredi 2 novembre 2022

 




Comme une impression fugitive. Quand je me penche en moi, ce n'est point l'abîme qui me sourit, mais la luxuriance sauvage de ce que je défriche sans cesse. Ce n'est pas un hasard si, saoulé par le chaos de mes songes, je me tourne à ma fenêtre et m'apaise devant l'écho d'une nature plus forte. Savoir qu'elle nous survivra tous me rassure, et je ferme les yeux dans le soleil frais et tendre du matin. Je m'attèle à démêler la tourbière de mes pensées. Concentrer toutes réflexions si possible pour en arriver à une idée nouvelle, fruit des effluves épurés, d'un labeur qui ne me quitte plus. À l'éthique comme seule voie probable pour une meilleure vie se mélange la tentation de la solitude comme posture du lucide. Mais ce serait trop facile. L'aliénation de soi dans le corps social devient le contrepoids nécessaire à notre égoïsme fondamental. Tout est question d'équilibre. Chaque jour comme une corde raide et nous, funambules inconscients ou en mal de sommets, entre le vent imprévisible et le soleil frais et tendre.

















mercredi 14 septembre 2022

 






je suis riche comme le silence
de calculs rapprochant l'infini
je cultive toute arborescence 


































vendredi 2 septembre 2022




retourner la braise
en mode auto-construction
où rien n'est détruit

*

dépecer le monde 
avec des gestes polis
être une vigie

*

subir la pression
comme on ressent la souplesse
fugue en terrain vague

*

l'haleine du fleuve 
en mélodies fumigènes
au coeur de la ville

*

mon regard vacille
un oeil dans le crépuscule
le réel est double
















mercredi 3 août 2022

impromptu

 



Dimanche après-midi, promenade sur le rivage du fleuve. Il fait chaud et il y a des passants, des cyclistes et des outardes partout. Je me terre dans la solitude sourde de mes écouteurs d'où sort un impromptu à propos. Les bruits autour sont assourdis, mais ceux que je fais en marchant sont lourds et forts et je sens chaque pas, chaque contact de mes pieds au sol me traverser le corps au complet. Je marche sans destination aucune, j'erre tout simplement. 

Ma longue promenade m'amène vers le Parc des Rapides et j'en arrive à m'arrêter longuement une fois rendu aux bords du fleuve, là où les vagues déferlent avec plus de superbe et de confiance. J'enlève mes écouteurs et le bruit ambiant explose, comme si je venais de sortir d'une chambre insonorisée. Quand je les regarde, j'y vois tout d'abord une qualité erratique, un peu de chaos archaïque se manifestant, mais en prolongeant ma contemplation, le mouvement des vagues devient si harmonieux qu'il semble tout à fait prémédité et orchestré. Je m'assieds, ferme les yeux et j'écoute le bruit des vagues tatouer en moi le grondement formidable des eaux survoltées. Je me plais à imaginer, dans l'infiniment petit, la peau du tambour de mes tympans vibrer sous mille martèlements répétés à une vitesse furieuse, plus l'écho décuplé. Le bruit est incessant, il n'arrête jamais et ne mourra que lorsque le fleuve mourra, ce qui ne saurait se voir de vie d'humain (quoique...), ne dit-on pas d'ailleurs que la vague à Guy, un peu plus à l'ouest, est une vague éternelle?

J'ouvre les yeux mais déjà le voile aux nervures diaphanes apparaît devant mon regard et je n'entends plus les vagues. Comme si mon esprit était un petit bateau venant à l'instant de triompher des remous du fleuve et voguant déjà, juste un peu plus loin en bas du courant, sur les eaux calme d'une vie inspirée. La débâcle est constante mais en synergie avec une volonté de contrôle aux humeurs inconstantes. Puis cette idée de plus grand que soi dans l'existence de la nature m'envahit complètement. Mais ça revient vers moi parce que je suis celui qui lui donne cette dite existence - à l'idée comme à la nature -, je suis au coeur de ma perspective et endormir mes sens ou ma raison pour interpréter le monde est impossible. Du moins j'en suis incapable. La substance est réelle, mais elle n'existe pour moi qu'à travers mes perceptions. Au-delà de la substance, le bruit des vagues possède l'essence que mon esprit lui donne mais, elle aussi, n'est tributaire que de ma psyché, donc de mon existence. 

Pendant que j'essaie de démêler les fils de cette vérité, pour voir un peu plus clair dans tout ce maillage, quelques marcheurs passent à côté du rocher où je suis assis en ce moment, en pleine contemplation et réflexion, et ne restent jamais plus de trente secondes. Pour eux, il ne fait pas de doute que les vagues existent autrement et que leurs perceptions ne sont probablement pas en conjonction avec les miennes. Et il en est ainsi des vagues comme du monde. Les passants se multiplient et essayer d'imaginer comment ils perçoivent la scène en vient à m'étourdir. Le soleil devient plus cru, sa lumière rend l'écume des vagues encore plus criarde, si bien que je détourne le regard et reprends ma promenade pour retourner chez moi. 

Je remets mes écouteurs, le son extérieur coupe court, l'isolement revient, puis je repars l'impromptu que j'écoutais. L'image des vagues derrière, la mélodie d'un piano en-dehors du temps et le bruit sourd de mes pas suffisent à remplir qui je suis en cet instant précis, content que ces sensations et réflexions se multiplient, serein - et assurément naïf - à l'idée que le monde puisse exister en moi.

























dimanche 15 mai 2022

 


il se passe rien et tout à la fois
de vrais fragments poignent
cette aube comme un vase renversé sur le plancher du jour
les craques buvant ce qui en reste
jusqu'à la satiété des failles

aucune intention au bout des mouvements
les pensées stagnent dans la chaleur grise
la patience avant l'orage avant l'éclipse 
m'enlise en terrain neutre
dans ma propre révolution
ouvert aux totalités avenirs

j'arrête et repars aux caprices du jour
l'invisible animal souple des humeurs mystères
de son haleine engourdit mes élans 
caresse l'équilibre des souffles

mon attention s'égare puis revient 
sur ce qui reste de l'aube

le prisme se dilate et mes regards sans heurt
se reposent de lumière 

sur le plancher tout aurore bue
il est frais dans l'ombre tendre
et craque un peu moins ce matin 
























dimanche 1 mai 2022



Écrire comme on dessine sur une feuille, sans intention aucune, toutes directions possibles. Le temps d'une grande tasse de latte à la surface dessinée en brouillon laiteux. Depuis hier je sens la bride de la fatigue se détendre et relâcher son étreinte enfin. La course des dernières semaines fut effrénée éreintante, je peux maintenant me ressouffler. Dans le matin calme, gorgé de soleil, le silence est habillé de musique, tous les voisins dorment encore et je me sens sereinement seul. Une sonate de Franz Schubert me rappelle le concert de cette semaine. "Schubert a en commun avec Mozart cette faculté de fixer le ciel alors qu'il est au plus profond du trou noir", écrivait l'inimitable Christophe Huss dans Le Devoir le lendemain du concert. Cette image résume à merveille ce compositeur qui ne me lâche plus depuis quelques années déjà. Le pianiste gallois Llŷr Williams (j'avoue avoir arrêté mon élan pour trouver le "y" avec un accent circonflexe et j'ignore toujours comment prononcer ce prénom) nous a offert la sonate D.959 et ce fut un torrent d'émotions qui me traversèrent à ce moment, jusqu'à ces quelques larmes qui coulèrent pour mieux aller se réchauffer dans ma barbe durant l'andantino. Cette sonate comme une tempête de doigts d'où fusent les mille variations d'une âme impétueuse (mais laquelle ne l'est pas?). J'aimerais bien écrire un livre qui s'intitulerait Les trois dernières sonates de Franz Schubert, j'ai l'impression que n'importe quelle histoire pourrait s'appeler ainsi. Au concert, mon ami Marco m'a fait remarquer la jeune femme assise à côté de nous. Elle portait une robe asiatique blanche à étoffe épaisse et texturée de dessins que je ne saurais esquisser, elle portait surtout des gants en dentelle et son ensemble lui donnait des airs de fantôme victorien. Sans attarder mon regard sur elle, j'ai néanmoins remarqué qu'elle écoutait le concert les yeux fermés. Quelles images et quelles sensations pouvaient bien l'habiter? Ses souvenirs du temps qu'elle était vivante dans un château oublié de cette Angleterre gothique? Les landes grises et vertes comme le fourreau du vent. Ou peut-être était-elle cette poupée de porcelaine ayant pris vie qui écoute la sonate les yeux fermés pour se créer des souvenirs? Qui sait. La mémoire comme une architecture d'alcôves et de seuils, de tiroirs hétéroclites et de fenêtres à vitrail. Une cathédrale vivante qui respire, qui ronfle ou qui chante. Les souvenirs comme des illustrations sur les murs de l'antichambre du présent. Mon café est rendu froid. Dans les modulations lentes de la sonate, là où les tensions se calment, le silence devient un peu plus présent et les voisins sont plus absents que jamais. Quelque chose cloche. Peut-être l'éclat du soleil matinal amène-t-il un calme que le froid des précédents jours empêchait. Étrangement, je vais m'ennuyer de l'hiver bientôt. Mon esprit commence à errer plus loin que les phrases peuvent en rendre compte, je gomme les ellipses d'un temps à coudre. Incapable de tout mettre en ordre; mes images sont des distillats parfois frelatés. Images et pensées comme plein de petits noeuds à faire et défaire - j'aimerais connaître par coeur tous les noeuds, surtout celui bien solide qui ne demande que le mouvement précis et unique pour être défait. Mon cerveau est un filet de pêche aux mailles interlacées. Mes livres ronflent au soleil et demandent mon attention et mon temps, mais le fleuve m'appelle. Son cours vif-argent déshabillé de glace sera le creuset de mes prochains regards et d'images à naître. J'irai étudier ses tumultes réguliers, je sonderai les ombres de son lit invisible, là où les algues dansent. La sonate est terminée. S'arrêter un instant est nécessaire avant le prochain élan. Toute cette volonté qui nous traverse. Nos marches seront peut-être conjointes. Qui sait.  






















 

vendredi 18 mars 2022

éloge de l'inachevé

 

chaque achèvement amène sa petite mort
il faut laisser l'oeuvre perdurer dans le silence
en musique consonante 

nager dans les soupirs 
et les vagues imprévisibles d'un commun néant 
qui passe 
latent

quand les intervalles apaisent le chaos 
jusqu'à ce que le destin se berce
des va-et-vient sur place 
là où les nombres s'épousent
glissent autour du lustre
vers l'irradiant 
dans l'éclat total de la beauté 

il faut décliner les angles de la lumière
trouver les détails dans la chair du flou 
sans foncer jusqu'à l'éther 

dans les seconds mouvements 
toutes les petites morts évitées
les détours du changement 
les sacrifices adaptés

libérer la constance de tout ordre
maîtriser l'agonie 
toute la vie en ressort
 
l'inachevé comme un étirement 
de l'esprit déployé en fauves 
des lyres de souplesse dans l'émail du corps
donner du temps suspendu



l'on n'achève pas ce que l'on est
l'on ne souffre aucun frein