mardi 10 juin 2025

Pour saluer Victor-Lévy Beaulieu


Si j'en avais entendu parler bien avant - par ma mère qui regardait, non sans maudire le tyrannique Xavier Galarneau, L'Héritage alors que j'avais à peine 10 ans (anecdote : le comédien Gilles Pelletier, qui incarnait Galarneau, fut notre voisin pendant un été et il était d'une gentillesse absolument remarquable), ou pendant mes études en littérature -, ce n'est qu'à l'été 2010 que j'ai lu, pour la première fois, Victor-Lévy Beaulieu.

Après avoir terminé ma maîtrise en études littéraires, je me suis fait l'étrange cadeau de gravir les deux sommets de la littérature moderniste : À la recherche du temps perdu de Marcel Proust et Ulysse de James Joyce. Non pas en pèlerin arpentant des chemins sacrés, mais en explorateur d'univers dont on avait vanté beautés et renommées, envergure et confins, tréfonds et hauteurs. (Cette ironie que mes deux lectures les plus déterminantes aient eu lieu tout de suite après mes études...) Si la traversée de Proust s'est faite sans trop d'écueils (le réel défi étant la longueur du texte et l'ennui qui parfois s'installait ; le reste ne fut que plaisir et fascination), ce fut tout autre chose pour Ulysse. C'était comme si je descendais de l'Everest pour aller sur-le-champ m'attaquer au K2. Émerveillé mais épuisé et mentalement drainé par la Recherche, je lisais Ulysse et rien ne collait. Après 200 pages, à l'épisode VII intitulé Éole, celui écrit à la manière d'encadrés journalistiques, je ne comprenais plus rien, ni le texte ni le génie de Joyce. Ç'aurait pu en rester là, mais je n'étais pas du genre à reculer devant un défi littéraire. Je n'avais qu'à lire un livre sur Joyce et son oeuvre pour comprendre à quoi je m'attelais. J'avais entendu parler du James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots de Victor-Lévy Beaulieu et je me suis procuré l'édition Boréal compact (environ 25$ pour 1100 pages, un des meilleurs ratios prix/pages ever!). Je suis entré dans son monde par la très grande, la très hénaurme porte!

Je fus happé dès la première page par le verbe inouï et stupéfiant, halluciné et hallucinant de VLB, une déflagration à en ébranler les fondements de tout ce que je connaissais de la littérature. Comme preuve, l'ouverture de son James Joyce, sorte de palimpseste de l'ouverture de Finnegans Wake 

Il est reveneure. Sur l'allouinde gyrent et vriblent les slictueux toves. Cet air de vivre dépassé en tout son levant, loin de Notre-Dame, loin des dérives de la rivière Trois-Pistoles, en rêverie de fleuve Saint-Laurent, mon père en allé dedans pour l'éternité. Sans recours possible, plus de dépense amoureuse, ni ascension par montée jusqu'à la Pointe-à-la-Loupe, Côte du Bic et Environs, lieux sacrés des promenades d'autrefois, quand le paysage ressemblait à une main toute chaude et parfaitement abrillante. Très loin était alors le fauteuil roulant et mon père assis dessus, en mémoire effilochante, panier percé ne retenant plus rien. Muette la peur que mon père avait de verser. Éteinte la pétillance de l'oeil, devenu comme soleil noir sous un ciel enlarmé de brume.

Éteinte la pétillance de l'oeil, devenu comme soleil noir sous un ciel enlarmé de brume... Sérieusement, celui qui ne trouve pas ça beau n'a pas de coeur, pas d'âme et n'a jamais pleuré. Je n'ai jamais été capable de m'arrêter de lire. VLB m'emmena dans un périple que je n'avais prévu. Bien que je fusse tout à fait séduit par son extraordinaire érudition, par la façon qu'il avait de construire son essai hilare en juxtaposant fiction narrative, historiographie de l'Irlande et biographie de Joyce, la réelle épiphanie se produisit un jour nuageux du mois d'août de cet été-là, dans un chalet sur le bord du lac Mandeville - je me souviens encore du lac calme dormant sous l'étoffe de l'épais brouillard de l'aube -, alors que le narrateur de VLB relevait avec une simplicité désarmante, au moment le plus opportun, un des plus beaux passages du Portrait de l'artiste en jeune homme

[Stephen] tira une expression de son trésor et se la répéta doucement : "Un jour pommelé de nuages marins." La phrase, le décor et le jour s'accordaient harmonieusement. De simples mots pourtant. Était-ce à cause de leurs couleurs? Il vit flamboyer et s'éteindre leurs teintes une à une. Or du soleil levant, rouge et vert des pommeraies, azur des vagues, franges grises aux toisons des nuages. Non, cela ne tenait pas à leurs couleurs, mais à l'équilibre, à la cadence de la période elle-même. Aimait-il donc le rythme ascendant et retombant des mots mieux que leurs rapport de sens et de couleurs? Ou bien était-ce que, faible des yeux et timide de l'esprit, il goûtait moins de plaisir à voir les yeux de l'ardent Univers sensible dans le prisme d'un langage multicolore et somptueusement expressif, qu'à contempler le monde intérieur des émotions individuelles, parfaitement reflétée dans les périodes d'une prose lucide et souple?

Je levai les yeux de mon livre et vit, devant moi, ce jour pommelé de nuages marins. L'épiphanie de Stephen matérialisée devant moi. Rarement l'art et la vie ne s'étaient si naturellement superposés pour, au final, ne former plus qu'un. Je n'exagère pas en disant que ce passage a changé à jamais ma vision de la littérature et de l'écriture, et même si ce sont les mots de Joyce, c'est VLB qui me les a pointés du doigt en disant : "Regarde. Mais regardes-tu vraiment attentivement? Vois-tu l'harmonie des lettres à l'intérieur d'un même mot, la trace qu'elles laissent sur l'oeil qui lit et lie, les corps langoureux des syntaxes plurielles, la musicalité de leurs enchaînements, leurs réalités porteuses de vérité et de beauté? Allez! Regarde et vois de quoi il s'agit réellement." Une nouvelle conscience des choses se révéla alors et les mots, conjugués aux images, aux sensations, aux pensées et aux émotions, prirent alors une toute nouvelle valeur, une nouvelle force et devinrent une substance que je voyais sous une nouvelle dimension. Donc, VLB fut pour moi d'abord et avant tout un passeur. Il est celui qui m'a permis de comprendre ce que j'avais à comprendre de Joyce, entre autres, et il l'a fait avec une autorité, un style et une verve que je n'avais jamais lus.

Je continuai ma lecture de James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots et VLB m'en apprit beaucoup plus. Sur le Québec, sa littérature, son histoire, notre parenté parallèle à l'Irlande et aux Irlandais, et nos destins discontinus. Et sur la langue aussi. Comme je le disais, la langue de VLB fut pour moi l'ouverture d'un champ des possibles que je ne connaissais pas, qui me mena en-dehors des chemins banalisés vers tous ces éclatés du langage (Joyce, Gauvreau, Ducharme et autres) et je me relançai dans l'écriture et la création avec une énergie décuplée. Si j'ai commencé ce blog, c'est uniquement à cause de mon ami Francis et de VLB. Après avoir terminé son essai hilare sur Joyce, que je place parmi les oeuvres les plus abouties de la littérature québécoise, j'ai fait mes devoirs : Dublinois, Portrait de l'artiste en jeune homme, Ulysse (Finnegans Wake ne suivrait que plus tard)Après avoir navigué l'océan proustien, je gravissais jusqu'à la brûlure le volcan joycien. Et je compris enfin. 

Question de faire mes hommages à celui qui venait de m'ouvrir les yeux, j'ai dévoré une grande partie de son oeuvre colossale, un pan de bibliothèque à elle seule. Il m'a permis de découvrir sous de nouveaux jours Kerouac, Hugo, Melville et Nietzsche. VLB était à son meilleur quand il écrivait sur la littérature et ces auteurs qu'il aimait tant. Sa passion fut contagieuse. Je me suis tapé la quasi-entièreté de La vraie saga des Beauchemin, j'ai même enseigné Race de monde pendant 3 ans au cégep (je prenais des risques). Il m'a tour à tour fait hurler de rire et profondément choqué, il m'a troublé et ému, m'a désemparé et fasciné, dérouté et estomaqué, et je ne peux absolument pas renier l'influence indélébile qu'il a eue sur moi. Souvent vulgaire, tantôt poétique, chantre d'une liberté provocatrice et hyperbolique, l'homme était plein de failles parce qu'humain, si humain, mais son grand oeuvre, même s'il est inégal et plein d'aspérité, à l'image d'un territoire montagneux, reste sans pareil et constitue un des édifices les plus importants, les plus marquants de l'histoire du Québec, de sa littérature et de la littérature universelle. Et que ceux qui ne croient pas que l'expérience singulière de l'échec québécois ne puisse être universelle passent leur chemin.  Il n'y a que très peu d'oeuvres totalisantes je crois que celle de VLB en est une. Artiste jusqu'aux entrailles, écrivain polémique de l'excès, de la démesure et plus grand que nature, depuis son décès, les superlatifs fusent de toute part : "monument, géant, monstre sacré (ou sacré monstre), ogre, émule de Victor Hugo et de Rabelais (et Balzac, quelqu'un?), écrivain de l'inconscient collectif québécois" et j'en passe. Dany Laferrière y est allé de son éloge : VLB est l'écrivain "le plus patriote, le plus nationaliste, le plus québécois et aussi le plus universel." Victor-Lévy Beaulieu est, à lui seul, un pilier de la culture donc de l'identité québécoise. Comme d'habitude, c'est navrant que ce soit son décès qui mette la lumière sur son oeuvre qui aurait dû être davantage célébré de son vivant, mais si ça peut amener des humains à le découvrir, ça sera au moins ça. Paraîtrait-il qu'il travaillait à ses mémoires au moment de sa mort, j'espère que nous pourrons les lire.

Quand j'ai appris son décès, mon amoureuse m'a demandé si j'étais triste. Ça m'a rappelé le décès de Serge Bouchard qui m'avait réellement attristé, ça m'avait fait un vrai choc, un coup au coeur, probablement parce que je l'entendais à la radio à chaque semaine, ce qui avait créé une indéniable proximité (j'entends encore son souffle court, ses poumons fatigués dans le micro...). C'est différent avec VLB. Je le savais malade, mais non pas à l'approche de la mort. Je l'ai entendu à la radio il y a deux mois, il était toujours allumé, et c'est à peu près tout. J'avais pris une certaine distance bien malgré moi, mais il était impossible que je n'y revienne pas. Je n'ai pas lu ses derniers livres puisque pour moi, son Nietzsche constituait un sommet qu'il ne pouvait égaler par après. Ce n'est pas de la tristesse que je ressens, mais un mélange de mélancolie et de nostalgie. J'ai surtout envie de lui dire merci. Merci pour tout. Pour la démesure, le bruit et la fureur, la poésie et la langue, la beauté et les laideurs nécessaires, les délires, les noirceurs lumineuses et les brillances ombrageuses de notre pays qui n'a jamais été et ne sera peut-être jamais. Merci de n'avoir évoqué plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel. J'espère surtout que les derniers moments de ta vie furent, d'une certaine manière, sereins, et que ta mort fut douce, sachant que tu continuerais à vivre dans tes livres. 

Tout compte fait, oui, il y a bien un peu de tristesse, mais c'est surtout avec une tendresse émue que je relis cette dédicace dans mon exemplaire de son 666 - Friedrich Nietzsche : dithyrambe beublique

Cher François-Charles, 
Soyons resplendissants! 
a dit Nietzsche. 
Bonne lecture,
VLB
23/4/15




Soyons resplendissants!








































samedi 24 mai 2025






Dimanche soir, vaincu par une pluie froide qui n'arrête pas et gagne sournoisement en intensité, je quitte le parterre boueux du Pouzza, rempli de non moins intenses et boueux mottés, punks et pouilleux bigarrés, parfois droits mais le plus souvent croches, le mal-être variable engourdi par l'alcool et d'autres substances. Subhumans, légendaire groupe britannique d'anarcho-punk crust à souhait, vocifère sur scène comme si c'était la dernière fois : "We're the 99% our lives are not for you to spend! We're the 99% and we resent this exploitation!" 45 ans à gueuler sa révolte dans la marge de la marge, ça impose le respect, mais Mère Nature aussi, davantage même. J'aimerais rester, mais la pluie devient juste trop désagréable. Je me dirige donc vers la station de métro la plus proche, celle de la Place des Arts, entrée Saint-Urbain. Contraste saisissant. Le salon urbain en face de la Maison symphonique est désert, immaculé d'une propreté qui jure avec ma dégaine de punk détrempé. À cette heure-là, tous les spectacles ayant lieu ici sont commencés alors il n'y a que très peu de personnes, la plupart tous bien mis, qui se promènent calmement ici et là, l'air désinvolte et les sens attirés par les quelques installations et projections qui décorent la Place des Arts. Sous les auspices de Marie-Jeanne, en mode surstimulé et tête chercheuse, mon cerveau va plus vite que mes sens, et je me dirige vers le Complexe Desjardins à la recherche d'un endroit où performer mes nécessités. Être sous influence me donne l'impression d'avoir le regard plus pénétrant, plus perspicace ; j'erre dans le réel, et chaque passant déclenche en moi une image, une histoire, une inspiration. « Chaque être humain est une oeuvre d'art, un roman, une histoire à raconter », que je me dis dans ma candeur de stoneur.

Au premier sous-sol, dans la courte passerelle menant de la Place des Arts au Complexe Desjardins, je vois un itinérant sérieusement diminué, le bras aussi maigre que ses jambes, tendre une main émaciée pour avoir un peu d'argent pour se nourrir. On dirait qu'il manque de souffle, son corps asséché par la faim. Mon cerveau parti en vrille et en conjectures tente d'imaginer ce qui a bien pu le conduire jusqu'ici, dans le premier sous-sol du quartier des spectacles de la ville de Montréal, à quêter pour subsister. Il ne vient clairement pas du Québec, et je me questionne sur la gravité du déracinement et de l'exil qui l'ont mené ici. D'où vient-il? Comment a-t-il traversé l'océan Atlantique? Depuis combien de temps est-il ici? Ça fait maintenant 19 ans que je suis à Montréal et j'ai rarement vu un itinérant dans son état. Son niveau de mendicité et son état de santé sont graves et inquiétants. Il me rappelle cette misère que j'ai vu quand je suis allé en Inde il y a de la cela 12 ans. C'est de cette intensité. Je me sens mal pour lui. N'ayant pas d'argent sur moi, je n'ai rien d'autre à offrir qu'un peu d'empathie. Émotion bien vaine qui ne comblera pas sa faim. Cette triste incarnation de la misère humaine jure violemment avec l'autre côté de la passerelle où l'opulence factice décorant le Complexe Desjardins est déployée sans aucune espèce de honte. L'énorme fontaine centrale, avec d'incessants jeux de lumière verte, bleue et rouge, crache ses jets d'eau sur plusieurs étages de hauteur ; l'éclairage est tamisé au maximum pour faire ressortir lesdites couleurs et une trame sonore accompagne la démonstration ; les devantures barrées des magasins sur plusieurs étages comme toile de fond ; des consommateurs aux sacs pleins de leurs achats du jour flânent nonchalamment, repus de désirs comblés (en attente des prochains à venir), hypnotisés par la fontaine de lumières ; tous les restos du food-court en train de fermer boutique, à probablement jeter la nourriture invendue qui pourrait sustenter l'itinérant à 100 mètres de là. La vulgarité de l'endroit m'amène un malaise qui me force à rapidement quitter la place. Je jette un regard dehors : l'orage n'a en rien diminué, je tire donc la plogue sur le Pouzza et m'engouffre dans le métro pour retourner à la maison. 

Les transports en commun. Qu'est-ce qui nous reste de commun au juste? Ce soir-là dans le métro, sur la ligne verte vers le Sud-Ouest, je fais fi de ma musique pour n'écouter que les bruits ambiants de la ville souterraine autour de moi. Friction incessante des rails métalliques ; aspirations des wagons dans les tunnels ; fritures et distorsions des discours. Après quelques minutes, un constat : je n'entends personne parler en français. J'entends de l'anglais - beaucoup d'anglais -, de l'arabe, du créole, des langues asiatique, slave et africaine dont j'ignore l'origine précise, mais pas de français. À l'exception de la voix automatisée du métro (bonjour Michèle Deslauriers!), personne ne parle français. Personne. Rien pantoute. Zéro pis une barre. Peut-être que les solitaires, ceux qui se taisent, ayant fait le choix - ou pas - du silence, sont des francophones, qui sait. Ils ont leurs yeux scotchés sur leur téléphone, dans leur bulle transparente, la tête dans les nuages numériques. Ça fait ça de commun j'imagine. En l'espace de quelques stations, deux itinérants peu vêtus, un sac de poubelle en guise d'imperméables d'infortune, passent l'un après l'autre, mains tremblante tendus, détrempés, la peau sur les os, au bout de leur épuisement, devant beaucoup de regards indifférents et quelques regards compatissants. Même émotion que tout à l'heure, même empathie inutile. La gorge nouée, comme un arrière-goût qui passe mal. 

Station Jolicoeur, Airlie la ligne 112, un autre transport en commun. Ce que nous avons en commun... La faible lumière de l'autobus s'interrompt puis revient à chaque cahot sur la rue, autant dire tout le temps. Comme si la machine toussait. Le bruit des néons scintille, comme celui d'un filament dans une ampoule brûlée. La pluie n'arrête pas. Personne ne parle. Le langage non-verbal remplace la pluralité des langues. Ce que nous avons en commun. Les quelques passagers ont tous le visage long et fatigué dans la grisaille d'une soirée de nature triste. Une femme à l'avant attire mon attention. Elle est vêtue d'un grand imperméable qui a perdu sa vertu il y a bien longtemps. Tout le poids de la pluie sur elle. Deux sacs d'épicerie pleins à ses pieds ; son regard ne regarde rien. Je suis incapable de deviner son âge - j'ai toujours été nul à ça. Je l'imagine grand-mère, une grand-mère aimante qui voit dans ses enfants et ses petits-enfants toute la beauté du monde et le sens même de l'existence, de la sienne en tout cas. Sa peau noire est tannée, marquée par les épreuves d'une vie de remous, prématurément ridée par le puissant soleil de sa jeunesse, d'une jeunesse qui n'a pas connu l'hiver. Dans ses yeux, fatigués mais sereins, reluisent toutes les lumières de la nuit. Tout au long du trajet, elle ne croisera ni mon regard ni mon sourire. Sans le savoir, elle aura inspiré une impression singulière que je n'ai pu oublier. Ce que nous avons en commun? We're the 99%. L'autobus va moins vite que le métro et on dirait que ça calme les gens. Peut-être qu'une certaine fatigue tranquille l'emporte sur la futilité de perdre ce qu'il reste du jour inutilement dans le vortex infini du web. Ou peut-être que cette fenêtre qui n'en est pas une, que cet écran, cette façade sur ce monde construit en algorithmes n'est rien par rapport à la fenêtre bien réelle de l'autobus à travers laquelle nous voyons le centre-ville de Montréal, illuminé par tous ses gratte-ciels, s'éloigner de nous au-dessus du canal de l'aqueduc, dans la nuit bien installée d'une nature qui s'apaisera en même temps que notre sommeil. 























samedi 8 février 2025

 


aux abords du minuit profond 
les ombres se superposent
en formes confuses
et déclinent nos âges qui pâlissent 
dans les reflets de la flamme

pendant que tout est calme
les souvenirs en orbite 
tissent leurs lentes constellations
que l'oubli éloigne et 
que la pensée rappelle

cette sensation que 
l'élan véritable naît de l'écoute
du travail de la patience
l'attention est une prière sublimée
à des dieux inconnus





















































vendredi 24 janvier 2025

 


la rue de l'Église au soir tombé
massive Notre-Dame-des-Sept-Douleurs 
(ça fait plusieurs douleurs)
dans leur chemin les phares des voitures 
découpent la noirceur déposée

dans le cri blanc des lumières
phares et lampadaires 
brillent les tourbillons calmes d'une neige légère
les flocons comme de folles mouches à feu
qui dansent dans le vent entêté et affranchi 

l’autobus m’avale et longe la nuit avec moi
on s’enfonce dans la nuit du sud-ouest froid
j’imagine à ma gauche au loin 
la torpeur du courant sous le fleuve gelé 

quelques passagers en silence
des regards perdus dans la lumière bleue de leurs mains
pendant vingt longues minutes
personne ne parlera à personne
je les oublie un instant dans l’illusion 
d’être par-delà les machines

l’autobus me régurgite au coin d’un parc 
de la patinoire les bruits d’une partie de hockey
je marche lentement et m’attarde
à regarder les rues défiler dans cet hiver avare de tempête
mon visage accueille l’étreinte mordante du froid
et avec humilité la beauté d’un soir d’hiver
se déploie dans un calme qui n’attend que l’écho



























mardi 31 décembre 2024

Fin de carnet, fin de session, fin d’année - deuxième partie



Première entrée de mon dernier carnet, une citation de Boucar Diouf : « L’évidence n’est pas ce qui saute aux yeux, c’est ce qui résiste au doute. » J’adore cette phrase qui souligne la condition sine qua none à l'atteinte d'une vérité : la réflexion.

Souvent, des individus vont tirer des conclusions avant même de considérer la problématique. La première appréhension d'un sujet ou d'un objet, ce qu’ils croient être la vérité, leur paraît tellement évidente qu’ils en deviennent aveugles. Ils ne doutent pas, ne questionnent pas, ne se questionnent pas ; ils tiennent pour acquis et leur perception, leur opinion ne se réduit alors à rien d’autre qu'à leur seule perspective. Cette appréhension partielle des choses m'amène l'image suivante : si on regarde l’horizon avec des oeillères ou à l’intérieur d’un tunnel, il sera tronqué et nous apparaîtra plus petit, mais il n’en est rien. S’il apparaît plus petit, c’est parce que nous limitons notre champ de vision avec ou sans connaissance de cause : l’horizon ne rapetisse pas, c’est nous qui nous en éloignons. Pas besoin de réfléchir tant que ça pour constater que le tableau est incomplet. Sans oeillères ni barrières, il nous faut apprendre à voir ce que nous voyons déjà pour aller au-delà de l’aveuglement provoqué par les simulacres de vérités qui nous sautent aux yeux. Projet difficile dans un monde où nombre d'individus voient bien ce qu'ils veulent voir, sans réfléchir, sans s'en donner la peine. Que réfléchir puisse être devenu une peine en dit long.

À cet égard, parmi mes nombreuses lectures de 2024, celle du philosophe slovène Slavoj Žižek en aura été une très inspirante. Žižek s’intéresse surtout à la façon dont la subjectivité postmoderne typique est, de prime abord, le produit non pas d’une subjectivité personnelle construite par l’individu, mais plutôt le produit, la modalité singulière et individualisée de l’idéologie dominante d’une société ou d’une civilisation. L’individu croit percevoir et comprendre ce qui l’entoure selon sa stricte anamnèse (son histoire personnelle, ses préjugés, ses valeurs, ses connaissances ou autres) et les biais narratifs de la société dans laquelle il évolue (ce que stipulaient les structuralistes précédant Žižek), mais ce dernier prétend plutôt que le noyau le plus massif, le dénominateur commun de notre subjectivité n’est autre que l’idéologie dominante et que son influence est beaucoup plus subtile et subconsciente, voire inconsciente, qu’on veut bien le croire. Notre libre-arbitre (pour ceux qui y croient), nos désirs et notre subjectivité ne seraient alors que les sublimations idéologiques des instances qui nous gouvernent. Et puisque Žižek se réfère également à la dialectique d'Hegel, l’idéologie dominante ne peut exister sans ses oppositions, ce qui ne fait qu’amplifier les polarisations symptomatiques, presque pathologiques, de notre monde postmoderne. Considérant cela, la liberté d’expression est désormais davantage une valeur idéologique qu'un droit humain, et toute prise de parole dite personnelle et subjective peut alors se réclamer d’une objectivité relative, ce qui revient à dire que tout propos acquiert sa vérité ne serait-ce que par son énonciation. Faut-il alors se surprendre de la surenchère crasse de faits alternatifs, d’insultes et de fabulations conspirationnistes qui polluent l’espace public et passent pour des vérités? La quantité de crédules qui y croient parce que ça leur saute aux yeux n’aide en rien à les démentir. Ils prennent pour la vérité ce qui fait leur(s) affaire(s), dans tous les sens du mot. L’aveuglement comme symptôme - et cause - de l’aliénation plonge l'individu dans un cercle dont il ne peut s'échapper. Celui qui ne sait pas qu'il est prisonnier ne cherchera pas à s'évader. « Pourquoi douter quand l’évidence est là!? » diront-ils. En fait, non, ils ne prendront même pas la peine d'évoquer la possibilité du doute. Puisque penser demande du temps et que tout le monde est pressé, les opinions préfabriquées des idéologies dominantes phagocytent les réflexions soupesées. (Quand ce ne sont pas les insultes démagogiques qui font office d'arguments ; ce qu'est devenue, entre autres, l'arène politique nord-américaine en fait la triste et pénible démonstration.) Si le modernisme coïncidait avec le triomphe de la subjectivité, le postmodernisme, délavé par le poststructuralisme, l'idéologique et la psychopolitique, en annonce le déclin. 

Que faire alors? Prendre conscience des narratifs idéologiques sociaux, de nos propres biais idéologiques et tâcher de multiplier sinon de varier nos perspectives m’apparaît un pas pire commencement. Ensuite, on pourrait davantage mettre de l'avant l'intersubjectivité, c'est-à-dire l'aptitude d'un individu à prendre en considération la pensée et la subjectivité d'autrui, la communication des consciences individuelles entre elles. Et ça, ça ne peut se faire sans une écoute réelle, sans ego, une écoute où l'on considère l'autre non pas comme un objet parlant, mais comme un sujet pensant. Cela peut se réaliser également à travers l’empathie qui peut justement se résumer à adopter la perspective de l’autre, ce qui permet la reconnaissance de son altérité, donc de déconstruire - partiellement - notre aliénation, et la sienne en même temps. Je parle d'empathie et non de bienveillance. Cette dernière est une vertu ambiguë qui sublime une prétention de l’ego et cache une inégalité de rapport, une présomption : on peut être bienveillant, ça réconforte davantage soi que l'autre, ça donne bonne conscience à la limite, mais on ne ressent pas de la bienveillance. L'empathie, elle, implique que l'on fasse don de son temps et que l'on mette en veille son ego pour mieux ressentir ce que l'autre vit, pour mieux reconnaître l’autre. Bref, pour être ce que nous ne sommes pas, pour être tout court. 

À la deuxième page de mon carnet, cette citation de Žižek : « We are what we are not » : ce que nous sommes est déterminé par ce que nous ne sommes pas. (Et si l’empathie était au coeur de ce paradoxe?) J’adore cette phrase également. 

*

12 décembre 2024 - J’ai reçu mes premières copies hier, mais je n’ai pas envie de corriger mes 102 avant mes 100. Cette session est la première depuis sept ans où j’ai une double-tâche : deux groupes de première session et deux groupes de troisième session. La différence est énorme. Certes il y a toujours des anomalies, mais en terme de maturité, la différence entre mes 100 et mes 102 est hallucinante. Si les 100 peinent à réaliser le sérieux que demandent des études postsecondaires, les 102 l’ont clairement compris, à la dure pour la plupart, mais c'était nécessaire. Ils auront trimé dur cette session : des cours de 4h, des œuvres imposantes, beaucoup de matière complexe. Je leur dirai au revoir avec le sentiment du devoir accompli ; la plupart d'entre eux réussiront le cours, ils pourront partir la tête haute. Je garderai de bons souvenirs de cette session avec eux. J’espère qu’ils n’oublieront pas ce qu’ils ont appris et compris. Ils font leur dissertation explicative finale sur L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera. Quand j’ai dit à mes collègues que je mettais cette œuvre au programme, la plupart d’entre eux m’ont dit, bien qu’ils aient aimé l’œuvre, que je me tirais dans le pied et que des étudiants en 2024 ne liraient jamais un livre de 460 pages. « Mais quand un livre est bon, on s’en fout du nombre de pages », que je répondais. Je ne me suis pas trompé. Après quatre sessions consécutives à l’enseigner, cette œuvre fonctionne très bien et les interpelle plus que je l’imaginais. L'approche et le corpus jouent un rôle certes, mais quand même. Je commence la session par des poèmes de Baudelaire. Ça c’est toujours une catastrophe, ils sont totalement dénués de poésie et impuissants face à celle-ci. Je trouve ça triste, mais je persiste et les encourage, ils ont besoin de poésie et ça urge. Ensuite, ils se perdent dans le labyrinthique Procès de Kafka - qui fonctionne plutôt bien - pour mieux en ressortir un peu étouffés, à la recherche de leur souffle, et respirer, errer plus allègrement dans les tourments relationnels de Tomas, Tereza, Sabina et Franz, avec comme toile de fond les troubles sociopolitiques des années 60 et 70. Parmi les nombreux thèmes du roman, le kitsch est probablement celui - même s'ils ne s'en rendent pas toujours compte - qui leur parle le plus. Selon Kundera, le kitsch est « la négation absolue de la merde, [ce qui] exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable, [...] c'est un paravent qui dissimule la mort. » Le kitsch est l'enveloppe, le contenant, l'enrobage et le filtre placés entre notre regard et l'immonde, le laid, le vrai. Il ne fait pas de doute que certaines choses ne soient guère bonnes à montrer ; après tout, « la fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch » - comme si, parfois, l'illusion était nécessaire à l'espoir -, mais il est absolument nécessaire d'être capable de faire la part des choses, ce sur quoi j'ai longuement insisté. Bien que L’insoutenable légèreté de l’être ait été publiée bien avant l'avènement et l'explosion des nouveaux médias sociaux, elle leur a offert un miroir des préoccupations postmodernes liées à la domination de l'image et à sa facticité. Juste pour les conscientiser à cela, le roman de Kundera est pertinent et nécessaire. Ils savent que leur consommation d'écran et de médias sociaux est problématique et que ce qu'ils y voient est une version le plus souvent embellie, sinon tronquée, mise en scène et factice, de la réalité. Du kitsch dans toute sa splendeur! Ils me donnent l'impression de ces fumeurs qui savent très bien que ce qu'ils consomment est néfaste pour la santé, mais qui continuent malgré tout parce qu'ils sont dépendants. L'image n'est pas exagérée. Ils se savent dépendants et ils savent que c'est leur santé mentale qui en souffre, mais au moins ils ne sont pas dans l'ignorance du trouble. La reconnaissance du problème n'est-elle pas nécessaire à sa résolution? Le renversement du paradigme se fera lentement, mais il se fera. L'important, c'est de douter, de réfléchir devant ce qui nous est montré. Encore le doute. J'y reviens encore parce que je ne peux pas y échapper. Kundera le dit lui-même : « le véritable adversaire du kitsch est celui qui interroge, celui qui doute. » Merci Boucar, merci Slavoj, merci Milan.

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Premier dimanche de décembre. Je suis descendu à Chicoutimi, en solo, pour les funérailles du père d’un de mes meilleurs, d'un de mes plus vieux amis. J’ai 45 ans, ça fait donc 32 ans que notre amitié perdure. Je me souviens encore très bien de ces cigarettes fumées à l'été 1992, en haut du pit de sable attenant à la rue Beauregard à Chicout', qui donnait sur le quartier Rivière-du-Moulin, le Saguenay et les Monts-Valin, où l'on jasait musique parce que c'était le liant social à cette époque. Du moins pour moi. Sans avoir la sensibilité et la capacité d'émerveillement que j'ai aujourd'hui, je crois que j'étais quand même susceptible à la beauté intemporelle du fjord. C'est dans ces circonstances que nous avons forgé la plus radicale amitié de ma vie. Nous avons eu nos hauts et nos bas au fil du temps, mais au final il restera toujours ce frère que je n’ai jamais eu. Son père avait la maladie d’Alzheimer depuis 10 ans. Je n’ose pas imaginer l’état dans lequel il devait être rendu. Quand j'ai appris la nouvelle de son décès, je n'ai même pas réfléchi, il fallait que j'y aille. C'est donc en manque de sommeil, au lendemain d’une soirée arrosée et enfumée, que je suis embarqué sur la route. La fatigue était là, je l'ai banalisée et je n'aurais pas dû. « Pas grave », que je me disais, « je connais cette route par coeur ». Misère et corde que la route fut longue. Seul en voiture pour une période de cinq heures, m’en allant aux devants d'une mort concrète, j’ai ruminé le scénario du film de ma vie. Qui dit film dit trame sonore, j’ai donc empli la vaste monotonie de la 20 au son du dernier Godspeed. Dans la seconde moitié de la deuxième piste, BABYS IN A THUNDERCLOUD, les joues mouillées de larmes discrètes - cet album déchire le coeur et le recoud ensuite... ces douleurs vitales avant l'espoir -, mon regard creusait l’horizon à s'y perdre par à-coups. J'étais ici et là-bas au même moment, une force qui se déploie dans le temps. Plus je réfléchissais à mon passé et plus il s'actualisait dans le présent pour se déverser dans l'avenir. J'avais pleine conscience de l'espace et du temps dans lequel je vivais, dans lequel j'étais, et mon émotion, exacerbée par la musique et la sublime banalité du ciel, m'envahissait totalement pour me définir et me construire d'une façon irréductible. Je ne saurais dire quelle était cette émotion. Peut-être était-ce en fait un mélange erratique mais harmonieux d'une multitude d'émotions et de sensations, qui sont ensuite devenues des questions, des réflexions. La peine se mélangeait à la fatigue, et de la compassion en naissait ; comment mon ami devait-il se sentir en ce moment? Entre la tristesse et le soulagement? Sublimation de mon ignorance dans l'élaboration de divers scénarios voués à l'éphémère. Des centaines et de centaines de voitures ; mon indifférence à leurs égards cristallisait mon désarroi quant à la surpopulation de la planète, lassant mes espérances de voir une réelle transvaluation des valeurs advenir un jour. La fraîcheur de l'hiver jouait avec le ciel, alternant entre les nuages et les éclaircies, me faisant craindre un hiver qui n'en serait pas un. Qu'y a-t-il par-delà l'horizon à ma gauche? Combien de solitudes dans ces villages reculés au coeur des terres et dans le ventre d'histoires qu'on ne lit pas, romantisme anachronique d'un terroir suranné. Plonger dans mes passées pour en démêler les noeuds, en détendre les fibres jusqu'à la sérénité ; en accepter les failles : c'est dans les stries de la terre que pousse ce qu'on y sème. La mort de l'un pour nous rappeler celle de l'autre. Mon père qui vieillit ; j'irai le voir ce soir-là et l'écouter raconter ses sempiternelles histoires, et nous boirons du whisky, cette eau-de-vie! Mes cours à venir cette semaine : ai-je réussi cette session à enseigner quelque chose de valable à mes étudiants pris dans notre époque déchirée de contradictions? Ont-ils compris que l'ordinaire est préalable à l'extraordinaire? Que par-delà le kitsch se trouve la vérité, que c'est de la vérité des choses que peut en découler la beauté? Mon amoureuse est-elle heureuse et épanouie avec moi qui n'a de cesse d'édifier notre amour parce qu'il n'y a que ça qui donne du sens à la vie? Et notre mort dans tout ça? Atteint d'une impitoyable maladie, le père de mon ami fut absent de sa propre mort ; a-t-il souffert? L'intensité du deuil selon sa proximité ou son éloignement. Les crescendos de Godspeed n'ont de cesse de construire leur atmosphère, leurs échos rempliront plus tard les reliefs neigeux et les lacs négligés du parc des Laurentides ; on dirait de la musique en trois dimensions : je l'entends, je la sens et je la vois. Arrivé à Chicoutimi. La cérémonie fut sobre et émotive. Les discours de mon ami et de ses frères rendirent le plus bel hommage à leur père. La tristesse et la vulnérabilité du cadet m'allèrent droit au coeur et m'arrachèrent des larmes lourdes. J'étais au-delà de l'empathie, j'étais dans la compassion, littéralement (compassio en latin veut dire « souffrir avec »). C'était bien malgré moi. Toute la cérémonie fut un moment d'une remarquable humanité, qui ne peut que nous amener à nous interroger sur la nôtre. Martin Heidegger dit (je paraphrase) qu'exister, exister vraiment, être-là, être, c'est prendre pleinement conscience de la mort, de notre mortalité, et ce, tout au long de notre vie. Ça peut sembler l'évidence même, mais non, ce n'est pas le cas. Quelqu'un qui sait pertinemment qu'il va mourir n'agit pas comme le fait la moyenne des ours. Il suffit de prendre comme exemple le malade à qui est donné un sursis. Que fera-t-il? Il tâchera de faire tout ce qu'il a toujours eu envie de faire mais qu'il n'a pas fait, il cherchera à faire tout ce qui lui est possible de faire (on connaît la suite, je m'arrête ici). Une fois le sursis déterminé, soudainement la vie prend plus de valeur? Ce devrait être l'inverse : que le sursis déterminé nous amène une forme d'acceptation, et que l'indétermination du sursis nous procure une urgence de vivre plus forte, plus significative, plus irrésistible et plus vraie.

























mardi 10 décembre 2024

Fin de carnet, fin de session, fin d’année - première partie


Quand je retourne lire mes anciens textes, je remarque l’urgence et la précipitation qui les généraient. Le sentiment qui m’habitait le plus souvent à ces moments était la sensation d’un trop-plein d’idées qui se garrochaient tous bords tous côtés dans mon coeur débordé et mon cerveau pêle-mêle, symptôme d’une attention éparpillée et dominée par une curiosité alerte, et par un désir incontrôlable d’embrasser du regard et de la pensée tout ce qui pouvait s’offrir à moi. Faire flèche de tout bois, éteindre un feu et le rallumer à chaque fois plutôt que de le nourrir patiemment et constamment, c’était un chaos que je cultivais dans l’illusion naïve de cerner une partie du monde que je croyais être seul à voir. Aujourd’hui, alors que le chaos autour n’a jamais été aussi envahissant - et aussi peu inspirant -, il faut faire barrière entre soi et l’accélération, comme dirait Hartmut Rosa, et l’hyperactivité qui en découle (qui n’est en aucun cas une super activité de l’esprit, où l’attention et la concentration seraient à leur zenith, mais plutôt son plus ultime contraire : une inadéquation, une crasse incapacité à une réelle concentration, à une réelle attention), pour s’efforcer à la lenteur, à la patience et à l’écoute. Il faut prendre ses distances, conjuguer le temps et l’existence, agir un peu moins pour être un peu plus. Désormais, je rassemble mes éparpillements et mes errances, je me rapaille comme le disait bellement Miron ; je me pose, me dépose et je regarde. Mieux, je contemple. Et parfois, je vois.

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Je suis parfois perplexe quant à la vanité sublimée dans l’acte créateur surtout quand il s’agit de poésie, comme si le poète accordait une primauté à son ressenti vis-à-vis celui des autres et avait tendance à se complaire dans le maniement de ses mots ou dans un hermétisme que lui seul semble comprendre. En revanche, ces propos peuvent être facilement nuancés puisqu’il y a assurément bon nombre de poètes qui laissent leur ego de côté en écrivant et utilisent la poésie parce que c’est là le meilleur sinon le seul moyen pour communiquer ce qu’ils ressentent réellement, en émotions comme en pensées. Il y a de cela une dizaine d’années, je ne me posais pas vraiment cette question, je la glissais plutôt sous le tapis de ma conscience et faisais fort confiance à mon regard et à mon verbe. C’était un mécanisme de défense qui me permettait de masquer ce que la pudeur me proscrivait de révéler, une de mes plus amères déceptions. Paradoxalement, aujourd’hui, alors que ma prise de parole est désormais façonnée par plus de lucidité, de connaissances, de précision, de concision et d’écoute que jamais, je n’ai jamais autant douté de celle-ci. (Oui l’écriture commence avec l’écoute qui, elle, se développe plus que jamais avec la lecture : qu’est-ce qu’un lecteur, un vrai, sinon quelqu’un qui écoute avec les yeux?) Comment s’est opéré ce renversement?

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Figurons-nous nos connaissances comme l’intérieur d’un cercle et ce que nous ne connaissons pas comme l’extérieur de ce cercle. La circonférence du cercle représente, elle, la frontière entre ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, et on peut mesurer la quantité de nos incertitudes à la longueur de cette circonférence. Ergo plus nos connaissances augmentent, plus le cercle grossit et plus la circonférence du cercle aussi ; ce faisant, plus nos incertitudes augmentent aussi. Ce n’est pas un secret pour personne : plus nous acquérons de connaissances, plus nous réalisons tout ce que nous ne connaissons pas. Cette seule idée a déjà découragé plusieurs de mes étudiants. Ajoutons ceci. De toutes les formes, le cercle est celle qui a l’aire la plus grande par rapport à sa circonférence (d’où l’importance d’un cercle de connaissances, et non d’un carré ou tout autre polygone ou forme abstraite), et c’est aussi la forme dont l’aire augmente plus rapidement que sa circonférence, par exemple un cercle avec un rayon de 6 centimètres verra sa surface quadrupler si son rayon passe à 12 centimètres alors que sa circonférence va doubler. 

La morale : plus on apprend, plus nos incertitudes augmentent mais à un rythme plus lent, donc nous irons toujours plus au-devant de nos incertitudes en apprenant de nouvelles connaissances. 

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Mes étudiants sont en train de rédiger leur travail final sur La Métamorphose de Franz Kafka. Ce travail leur demande de « rendre compte de leur appréciation du roman, de leurs impressions de lecture et des réflexions qui en découlent », et la petite plaquette qu’est La Métamorphose, un des rares textes absolument parfaits de la littérature universelle, est tout indiquée pour nourrir un pareil travail. J’essaie de me dire qu’ils ne sont pas totalement désemparés devant ce qu’ils font et ce qui les attend. Toute la session, je n’ai cessé d’insister sur la dimension tout à fait aliénante de notre monde moderne et que reconnaître notre aliénation était la première étape à franchir pour espérer s’en affranchir un peu. Un peu à la façon de Spinoza qui disait - je paraphrase - que reconnaitre que nous ne sommes pas libres est le premier pas vers une certaine liberté. Au final, si ne serait-ce que 20% de mes étudiants en sont arrivés à une réelle prise de conscience sur l’aliénation inhérente à notre condition humaine, ce sera au moins ça. Je ne me fais pas trop d’illusion puisque la moitié des étudiants ont de la difficulté à respecter les consignes demandées et même que quelques-uns d’entre eux m’ont demandé, après 14 semaines complètes de cours, s’ils pouvaient citer un passage du texte qui n’était pas entre guillemets, autrement dit s’ils pouvaient citer autre chose qu’un discours rapporté… Misère et corde… « L'absurde naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde », disait Camus. Enseigner la littérature au cégep colle parfois trop bien à cette définition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », comme disait l'autre.

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Âgé d’une trentaine d’années, un de mes étudiants fait un retour aux études. Quand il écrit, il ne met jamais de point sur les « i », ni d’accents aigu, grave ou circonflexe, ni de barre sur les « t », ni de majuscule en tête de phrase ou de point à la fin. Pour lui, « attention » s’écrit « allenlion » (je suis incapable d’enlever le point du « i ») et c’est bien correct comme ça. Quand je lui ai demandé pourquoi il faisait ça, il m’a répondu qu’il n’avait pas vraiment le temps de mettre des accents, des points et des barres et, qu’après tout, ce n’était pas bien grave. À propos de ses phrases sans point final, je lui ai demandé d’arrêter d’écrire « des phrases s’ouvrant sur l’infini » et il m’a regardé sans rien dire, arborant le sourire un peu niais de son ignorance. Il m'a alors dit - et non demandé - d’être moins sévère quand je corrige, sinon il risquait d’échouer le cours. Il étudie en gestion de commerces et veut avoir sa propre entreprise. Il a manqué la moitié des cours de la session, il fait, à plusieurs reprises, plus d’une faute dans le même mot et il semble tout à fait convaincu que rien ne peut l’arrêter. Cette aliénation, cette étrangeté fondamentale à lui-même, et de facto aux autres, me fascine et me trouble profondément.

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G. S. a 19 ans. Il est arrivé d’Ukraine il y a environ deux ans. Ses parents l’ont envoyé au Québec chez un oncle et une tante pour qu’il puisse fuir la guerre. En revanche, il doit travailler en même temps que ses études et envoyer la grande majorité de sa paie à ses parents, qui sont encore en Ukraine. Il leur parle aussi souvent qu’il le peut, mais à chaque bombardement ou tir de missile, à chaque frappe et à chaque avancée russe, il craint pour eux. Il vit dans une anxiété constante, celle de perdre ses parents. Quand il est arrivé ici il y a 2 ans, il ne parlait pas un mot de français et très peu d’anglais. En plus de l'ukrainien, du russe et accessoirement d'un peu d'anglais, après 2 ans de francisation, il parle, lit et écrit un français bien au-dessus de la moyenne, bien meilleur que plusieurs qui l'ont pourtant comme langue maternelle (je reviendrai sur ce sujet). Il étudie à temps plein en comptabilité et travaille à temps partiel comme caissier dans un magasin de grande surface. Bref, il n'est clairement pas ici pour se pogner le cul. Pas une seule fois il ne s’est plaint de son sort. Toujours à l’écoute, il est d’une politesse et d’une gentillesse inouïe, mais il est extrêmement timide, ce qui ne l'empêche pas d'aller au-delà de sa timidité et de sa solitude et de participer en classe - composée d’une trâlée de zombies - plus que quiconque. Le premier livre que nous avons lu cette session est de Nicolas Gogol, qu’il connaissait bien puisque sa grand-mère est née à Sorotchintsy, le village natal de Gogol. Cela l’a complètement surpris et, disons-le, mis en confiance : arriver au Québec et, dans son premier cours de littérature postsecondaire, lire un des plus grands écrivains de son pays lui a permis de se sentir un peu chez lui dans cette terre d’accueil. Un livre peut être une main tendue, Gogol l’aura été pour nous. Tout au long de la session, il est venu me poser des questions à l’improviste sur la culture québécoise, sur un travail à faire, sur des mots français qui lui posent parfois problème. À chaque fois, malgré toute la confiance que j’ai installée entre lui et moi, il doit passer par-dessus sa timidité et je vois l’effort que ça lui coûte. Ce matin, avec son accent slave : « Monsieur, je suis en train d’apprendre une chanson à la guitare (parce qu’évidemment, ce jeune ukrainien, grand blond aux yeux bleus, joue de la guitare) et j’ignore ce que veut dire le mot "trépas" ». Il pourrait chercher dans le dictionnaire donc sur l'écran de son téléphone, mais il passe par mon bureau, c’est le rapport humain qu’il cherche et ça me réjouit. Il est en train d’apprendre, voix et guitare, La Manic de Georges Dor : « Ce texte est tellement beau », qu'il me dit, et lui de chantonner le dernier couplet, par coeur, avec son accent slave : « Si t'as pas grand chose à me dire / Écris cent fois les mots « je t'aime » / Ça fera le plus beau des poèmes / Je le lirai cent fois / Cent fois, cent fois, c'est pas beaucoup pour ceux qui s'aiment. » Voir un ti-cul grand gêné à 7000 kilomètres de chez lui, déraciné par la guerre et loin de ses parents, s'intéresser aux racines de la culture et de la poésie québécoises et l'apprendre par coeur aura été un des moments forts de cette session qui se termine. Et il ne fait pas de doute que sa finale sur La Métamorphose va botter des culs solide! Cette intuition qu'il est fait de l'étoffe des grands.













































dimanche 6 octobre 2024

Déclinaison d'un soir tressaillant

 

dans la déferlante le jour s'affale
et laisse place à la nuit

je dévale anonyme à vélo dans les rues 
bitume gris ruisselant de lumière
son bruit lacère étincelle 
mes yeux fuyant le flou d'humeurs amères

porté par la rumeur de la ville
où s'éveillent des oiseaux de nuit en mal de ciels
j'observe mille âges déambuler dans le soir
pulsés par l'élan d'une volonté millénaire 
des corps pareils et interchangeables
dans l'oubli de l'altérité naît 
la terreur de l'identique 

la jeunesse se promène la peau
offerte aux caresses de la nuit
(ce qu'il faut faire pour un peu de tendresse)
appât et langueur des démarches 
d'une petite humanité qui transpire le stupre
quand le désir devient un besoin 
l'éternel retour du même

aux terrasses des quarantenaires attablés
décompressent yeux fatigués de leur semaine
verres de rouge et contenance compensée
quelques sourires brillent de leur apaisement
tous ces Autres qui se fondent 
dans un amas de nuit où brillent réverbères
feux de circulation lampadaires et lumières
diverses striant à la face des lieux 
leurs petits éclats de feu

après des pintes avec l'ami 
au Saint-Sacrement où l'on a dialogué 
notre petit coin du monde
à coup de désillusions lucides 
et d'espoirs obstinés
la ville me recrache dans le sud-ouest
où la rumeur s'est épuisée

je file à toute allure le vent dans le dos (enfin)
silhouette dans l'ombre
je me fais jambes et muscles en furie 
et coeur et poumons formidables
haletant l'air d'une nuit froide
je me fais machine à fendre le silence 
d'un minuit profond 

arrivé en mon lieu
dans la complicité de l'intime
fucking Godspeed You! Black Emperor
No Title As of 13 February 2024, 28,340 Dead
leur entêtement à tâcher d'embellir l'apocalypse
crescendos de cordes lyriques et tornades de distorsions
paysages sonores du déchirement entre le désespoir et l'amour 
vulnérabilité et impuissance devant les catastrophes
d'une humanité qui n'a de cesse de se tuer
carcasses métalliques explosées
débris et ruines sur des enfants massacrés
déroute des endeuillés dans la famine et la poussière
larmes séchées sur leur visage de sable
il y a peu de mots devant l'innommable 
- dans l'insert du vinyle 
War is coming
Don't give up
Hang on
Pick a side
Love

***

par-delà le minuit profond
promenade avec l'aimée 
dans le calme et l'indifférence
à la pointe est du Parc des Rapides
quand tous dorment sauf le fleuve
dans un ciel improbable 
devant nous à 2,6 milliards de kilomètres
franchis par son reflet inouï
(mais quel âge peut avoir cette lumière?)
Uranus brillant de mille feux
repère inattendu ce soir
dans cet univers qui n'a pas de fin








































jeudi 3 octobre 2024

 








Ma pléiade de René Char sur ma table de lecture, un des deux seuls livres - avec le tome I de l’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russell - que je n'ai pas replacé dans ma bibliothèque depuis le déménagement. J'y retourne toujours. Mes yeux s'y perdent à loisir et les pages ont cet âge qui désormais les protège. Le lire, c'est un peu comme toucher du feu, inonder le chaos de lumière. Au hasard : 

    Comme les larmes montent aux yeux puis naissent et se pressent, les mots font de même. Nous devons seulement les empêcher de s'écraser comme les larmes, ou de les refouler au plus profond.
    Un lit en premier les accueille : les mots rayonnent. Un poème va bientôt se former, il pourra, par les nuits étoilés, courir le monde, ou consoler les yeux rougis. Mais pas renoncer.
16 août 1982

Il a écrit ce poème à 74 ans. Mais pas renoncer. Est-ce que le géant du Vaucluse a failli renoncer? Ça fait des mois et des mois que je doute, que j'hésite, et que je pense renoncer. M'entêter dans l'écriture - qui devient de plus en plus tâtons et trébuchements - et dans cette façon que j'ai choisie de l'exposer m'inscrit dans une démarche vaine et absurde, mais qui ne pourrait se faire autrement. (À chaque rentrée littéraire, je n'entends rien de ce spectacle sinon qu'une complaisante cacophonie.)

Je reste terré dans les failles et les névroses d'une liberté implacable, parfois terrifiante. Il est vrai que je m'enlise parfois dans les gangues d'un certain confort, que je pense ne rien devoir à personne. Mais je ne mens pas, mon esprit ne connait pas le repos. Pour moi, ne rien faire c’est encore réfléchir, construire ou imaginer quelque chose. Une idée, une sensation, une pulsion. Au contrepoint de mes luttes, j'avance et trace un chemin dans les amas du bruit. Je continue d'écrire par humilité et respect pour le silence. Parce que ma soif n'a pas de limite, parce que l'horizon est toujours fertile d'inconnu à défricher. Malgré les ciels de sang au-delà du lointain, et tout le métal tordu, les vapeurs arides de déserts de goudron et de montagnes de bitume, et malgré toutes ces morts fossiles de demain. Un peu de poésie me rattache à ce qui est humain. Encore Char au hasard : 

"L'instant est une particule concédée par le temps et enflammée par nous."  




















dimanche 15 septembre 2024

 


Un sommeil sans rêve s'en est allé avec la nuit déjà loin. Aube fraîche d'un jour qui s'annonce brûlant. Travail oblige, de la correction m'attend pour toute la matinée. Mais à la radio, le Concerto italien de Bach interprété par Glenn Gould m'arrache à tout le reste et me force à écrire en n'essayant rien. Calme du dimanche matin. Lendemain de soirée avec les amis à discuter et rire, leurs enfants qui jouaient autour de nous. Une déferlante de notes dans mes oreilles. L'énorme érable à ma fenêtre ne bouge pas, on dirait qu'il écoute Bach et Gould avec moi, même le vent s'est tu pour laisser la musique chanter. Au coin opposé de ma fenêtre, à l'extérieur, une araignée au corps rond, de la grosseur d'un pois chiche, dort au centre de sa toile finement tressée. Ou peut-être attend-t-elle - pourquoi parle-t-on toujours des araignées au féminin? - qu'une proie vienne se prendre et se perdre dans sa toile. Elle est d'une stupéfiante immobilité. Le concerto est terminée, le vent est reparti. Un café m'appelle et me dit de faire mienne - même si je sais qu'elle appartient au soleil -  cette journée qui commence. 





































jeudi 1 août 2024




Saturées de soleil, mes pensées plongent dans l'onde, laissant les grands cours du remous détendre le silence. Celui qui n'est pas l'absence de bruit, mais bien le choix de se taire. Je pose mon regard sur ce qu'on ne voit plus.

La ville derrière moi s'exile un instant; que le bruit des rapides dans un vent épuisé, lui aussi accablé de chaleur. Dans l'ombre, la roche où je m'assois reste fraîche, presque par pudeur, dans cet été qui n'a de cesse de surchauffer.

Le fleuve est un corps multiforme et dépareillé qui crache son ressac sur moi. Énorme gueule aux entrailles sourdes, béance de rugissements et de bâillements, selon ses humeurs ou ses caprices dont nous sommes parfois la triste cause.

En retour, je crache dans le fleuve une offrande noyée. Ma salive parviendra-t-elle à atteindre ces lèvres perdues, ces rêves lovés dans le limon? Sous le voile de l'eau, la dormance d'épopées invisibles. Que sait-on de ce qu'on ne voit pas?

Au carrefour des luttes, je me perds en réflexion dans l'apnée des idées. Je remonte à la surface et m'oublie dans le ballet d'une sterne. Ce lieu n'est pas à moi et ne le sera jamais, mais je tâcherai de l'habiter avec humilité et respect.
























mardi 11 juin 2024

 



La lenteur des gestes abolit une aurore née sans éclats. Le ciel fronce ses rides et déjà je m’ennuie de la neige et de l’intimité de l’hiver. Je reporterai à hier le fracas de nos peaux.

Dans le cercle tordu de l’infini, ceux qui rêvent d’absolu sont mis à mal. Quoi garder de ces nuits à agiter les étoiles, à sentir dans les remous de l’ombre le frisson d’une espérance qui se refuse au présent.

Il faut voir au-delà des transparences la charpente des fragments s’édifier de mémoires constellées, enjamber l’illusion décimée et tendre vers la réalité du mystère.





















mercredi 22 mai 2024

Le festin d'un faucon


Un mardi après-midi nuageux. Attablé au premier étage de la Grande Bibliothèque, je corrige les dissertations finales de cette session. Après ma sixième copie, un boum résonne sur la façade vitrée côté Berri, sur laquelle mon espace de travail donne. Je lève la tête et vois un faucon pèlerin qui vient de projeter à toute vitesse sa proie dans la vitre pour l'achever. Gît sur le court toit une petite corneille ou une hirondelle d'un gris presque noir. Je me lève de ma chaise pour mieux voir. Le faucon se cambre alors sur sa proie enserrée et, à coups de bec, commence à la déplumer. De petite touffes de plumes foncées virevoltent à peine dans le vent humide et trop lourd qui annonce l'orage qui se fait attendre. Je regarde, fasciné, ce spectacle d'une violence, d'une brutalité toute naturelle, impitoyable certes mais amorale puisqu'elle appartient aux lois de la nature. Les minutes passent et je suis incapable de regarder ailleurs. La présence d'un faucon pèlerin en plein centre-ville a un côté rassurant, comme si ces animaux sauvages ne nous avaient pas encore complètement désertés. De petits oiseaux, qui ne sont clairement pas carnivores, se posent à quelques mètres du faucon. Sont-ils fascinés par la scène eux aussi? Le faucon ouvre les ailes et bombe son buste pour se faire impressionnant : qu'on le laisse dévorer sa proie en paix! Il est magnifique. Le plumage de son buste mélange des teintes de blanc profond et de gris cendré, et celui de ses ailes tire du gris au noir; s'il avait été plein soleil, son plumage aurait été auréolé de bleu. La cire jaune au-dessus de son petit bec recourbé et tranchant s'étire jusqu'à ses yeux, grosses billes d'un noir perçant. Les petits oiseaux repartent aussi vite qu'ils sont arrivés, et le faucon de replonger son bec dans les viscères chaudes qu'il arrache et avale avec satisfaction. Il regarde autour de lui entre chaque bouchée, souverain. 

À deux bureaux sur ma gauche, un homme se lève pour regarder ce que je regarde et lâche, d'une voix éraillée et poussive : « Un faucon! » en prenant bien soin d'être entendu par ceux qui nous entourent. Mais puisque ceux qui nous entourent ont tous des écouteurs, personne ne l'entend, sauf moi qui croise les yeux écarquillés de son regard hagard. L'usure sur son visage témoigne d'années d'abus indélébiles qui ont irrévocablement altéré sa santé physique et sa santé mentale; il ne fait aucun doute qu'il a sa part de défis et d'épreuves au quotidien. Transpirant l'itinérance, il fait partie de ces individus qui cherchent un asile momentané dans les lieux publics, les bibliothèques remplaçant à leur façon les églises d'une autre époque. Dans une volte-face soudaine, il se précipite je-ne-sais-où d'un pas rapide pour apparaître, quelques secondes plus tard, à l'extérieur en-dessous du petit toit où le faucon s'affaire à son festin. Et l'homme de commencer à crier, à taper des mains et à faire toute sorte de simagrées pour déranger le faucon. Mais pourquoi donc, misère et corde? Quelle mouche a piqué cet homme pour qu'il agisse ainsi? Il ne veut pas voir de faucon en ville? Il veut défendre ce qui n'est plus qu'une carcasse démembrée? Il cherche à protéger les lieux de cette présence? Il ne supporte pas la brutalité propre au règne animal? Cherche-t-il à se faire prédateur et à faire du faucon sa proie? J'essaie de comprendre, mais il n'y a rien à faire, ça m'échappe complètement. Il gesticule et semble crier de plus en plus fort, si bien qu'un agent de sécurité se dirige vers lui. Pendant ce temps, le faucon n'y porte guère attention et continue de savourer son festin quand, finalement, tout juste avant l'arrivée de l'agent, le hobo se penche, ramasse des cailloux et commence à les lancer, sans grande conviction toutefois, vers le faucon, pour le déranger. Un caillou finit par toucher la cible et le faucon prend rapidement son envol, sa proie dans ses serres, et va se jucher sur le toit du terminus sur le côté est de Berri. Visiblement satisfait de son ascendant sur l'animal, l'homme double rapidement l'agent de sécurité sans lui parler, poursuit son chemin et va disparaître dans la Place Émilie-Gamelin.

Une scène de violence naturelle et poétique ruinée par la violence totalement inutile et superflue d'un homme bien seul au sommet de son insignifiante et minuscule pyramide, et qui inspire des jugements qu'il vaut mieux taire. Cette scène me suggère, tout bas, que parfois on ne mérite pas la beauté du monde. 





































vendredi 17 mai 2024

La fin des choses

 

Dans son essai intitulé La fin des choses, Byung-Chul Han s'attarde sur notre rapport aux choses et sur la nécessité de celles-ci, de leur matérialité, pour demeurer et vivre dans ce qu'il appelle l'ordre terrien, en opposition à l'ordre numérique qui « déréalise le monde en l'informatisant ». Les informations et les données ont pris le dessus sur les choses. Si la révolution industrielle nous a éloignés de la nature et de l'artisanat pour consolider et élargir la sphère des choses (parfois jusqu'au fétichisme de l'objet), la révolution numérique transforme les choses en données et les soumet aux informations. Nous vivons à l'ère de l'infocratie et le fil continu des nouvelles est l'idéologie, le garde-fou qui guide notre descente - une chute, symbole de la folie, serait trop brutale - vers l'abîme. Nous descendons inlassablement vers ce qui nous éloigne.

L'espace se déforme. Nous sommes immobiles, statiques et pourtant les distances se creusent : le monde est fragmenté par l'absence des regards. Où je pose les miens, je constate mille regards braqués sur des écrans, je constate l'évitement où « le cellulaire vole la présence du réel ». Inconsciemment, incapable d'échanger de ces regards qui rappellent la confiance originelle, ceux qui consolident l'altérité nécessaire à la construction du moi, l'individu cherche sur son écran - ce regard qui n'en est pas un, ergo qui ne regarde rien - une validation dont l'origine importe peu. Malgré l'apparente infinité du virtuel, il ne vit qu'à l'intérieur d'une diagonale d'environ 6 pouces, à moins de deux pieds des yeux, permettant ainsi l'oxymore d'un minuscule horizon où s'enchaînent les fragments erratiques de nos perceptions désincarnées. Interface d’une « réalité » virtuelle qui abolit autant la présence que l’absence réelles des choses, le cellulaire déréalise le monde.

Pour entrer en résonance, il faut qu'il y ait résistance dans l'espace et indisponibilité, sinon le réel devient un désert. Ces résistances font vibrer le chant de la terre. Mais dans l'ordre numérique, les vibrations matérielles de la réalité deviennent imperceptibles parce que les choses ont été transformées en données. Dénué de résistance, le virtuel est un vide inépuisable, le virtuel est un désert sans substance, qui n'a même pas le luxe poétique de l'écho, l'espace matériel étant nécessaire à l'écho. L'hypercommunication numérique n'est pas un partage, elle fragmente l'attention et elle accentue la solitude grave des individus, celle qui s'oppose à la solitude sacrée du silence. Encore une fois surgit cette nécessité de la lenteur, ce frein à l'accélération débilitante de notre époque, pour pouvoir se poser et être attentif au silence : « Le silence ne signifie pas que l'on n'entend aucun son. Certains sons peuvent même le mettre en relief. Le silence est une forme intense de l'attention. » (Byung-Chul Han)

C'est non sans raison que je théorise ou poétise sur les choses. Combien de textes écrits sur la nature, l'aurore et le ciel, sur les oiseaux qui chantent, sur l'étirement centenaire d'un arbre, sur un souvenir - ces choses qui persistent à ne pas disparaître -, sur le goût du café, sur le rituel de l'écoute musicale (CDs et vinyles à l'appui), ce mariage de la durée et de l'espace, sur mille paysages, sur mille livres lus et à lire, sur le temps qui se love sur le corps de ma blonde? Écrire permet aux choses d'un peu moins disparaître. Mais si me fascine ce qui est en voie de disparition, m'effraie surtout l'indifférence générale quant aux disparus de demain. Et bientôt d'hier. Pour atténuer l'emprise de l'ordre numérique, il faut retourner aux choses, en percevoir la substantifique moelle. « Le bonheur est un événement qui échappe à tout calcul », dit Byung-Chul Han. Si tout se transforme en données, il faut être incalculable.