mardi 31 décembre 2024

Fin de carnet, fin de session, fin d’année - deuxième partie



Première entrée de mon dernier carnet, une citation de Boucar Diouf : « L’évidence n’est pas ce qui saute aux yeux, c’est ce qui résiste au doute. » J’adore cette phrase qui souligne la condition sine qua none à l'atteinte d'une vérité : la réflexion.

Souvent, des individus vont tirer des conclusions avant même de considérer la problématique. La première appréhension d'un sujet ou d'un objet, ce qu’ils croient être la vérité, leur paraît tellement évidente qu’ils en deviennent aveugles. Ils ne doutent pas, ne questionnent pas, ne se questionnent pas ; ils tiennent pour acquis et leur perception, leur opinion ne se réduit alors à rien d’autre qu'à leur seule perspective. Cette appréhension partielle des choses m'amène l'image suivante : si on regarde l’horizon avec des oeillères ou à l’intérieur d’un tunnel, il sera tronqué et nous apparaîtra plus petit, mais il n’en est rien. S’il apparaît plus petit, c’est parce que nous limitons notre champ de vision avec ou sans connaissance de cause : l’horizon ne rapetisse pas, c’est nous qui nous en éloignons. Pas besoin de réfléchir tant que ça pour constater que le tableau est incomplet. Sans oeillères ni barrières, il nous faut apprendre à voir ce que nous voyons déjà pour aller au-delà de l’aveuglement provoqué par les simulacres de vérités qui nous sautent aux yeux. Projet difficile dans un monde où nombre d'individus voient bien ce qu'ils veulent voir, sans réfléchir, sans s'en donner la peine. Que réfléchir puisse être devenu une peine en dit long.

À cet égard, parmi mes nombreuses lectures de 2024, celle du philosophe slovène Slavoj Žižek en aura été une très inspirante. Žižek s’intéresse surtout à la façon dont la subjectivité postmoderne typique est, de prime abord, le produit non pas d’une subjectivité personnelle construite par l’individu, mais plutôt le produit, la modalité singulière et individualisée de l’idéologie dominante d’une société ou d’une civilisation. L’individu croit percevoir et comprendre ce qui l’entoure selon sa stricte anamnèse (son histoire personnelle, ses préjugés, ses valeurs, ses connaissances ou autres) et les biais narratifs de la société dans laquelle il évolue (ce que stipulaient les structuralistes précédant Žižek), mais ce dernier prétend plutôt que le noyau le plus massif, le dénominateur commun de notre subjectivité n’est autre que l’idéologie dominante et que son influence est beaucoup plus subtile et subconsciente, voire inconsciente, qu’on veut bien le croire. Notre libre-arbitre (pour ceux qui y croient), nos désirs et notre subjectivité ne seraient alors que les sublimations idéologiques des instances qui nous gouvernent. Et puisque Žižek se réfère également à la dialectique d'Hegel, l’idéologie dominante ne peut exister sans ses oppositions, ce qui ne fait qu’amplifier les polarisations symptomatiques, presque pathologiques, de notre monde postmoderne. Considérant cela, la liberté d’expression est désormais davantage une valeur idéologique qu'un droit humain, et toute prise de parole dite personnelle et subjective peut alors se réclamer d’une objectivité relative, ce qui revient à dire que tout propos acquiert sa vérité ne serait-ce que par son énonciation. Faut-il alors se surprendre de la surenchère crasse de faits alternatifs, d’insultes et de fabulations conspirationnistes qui polluent l’espace public et passent pour des vérités? La quantité de crédules qui y croient parce que ça leur saute aux yeux n’aide en rien à les démentir. Ils prennent pour la vérité ce qui fait leur(s) affaire(s), dans tous les sens du mot. L’aveuglement comme symptôme - et cause - de l’aliénation plonge l'individu dans un cercle dont il ne peut s'échapper. Celui qui ne sait pas qu'il est prisonnier ne cherchera pas à s'évader. « Pourquoi douter quand l’évidence est là!? » diront-ils. En fait, non, ils ne prendront même pas la peine d'évoquer la possibilité du doute. Puisque penser demande du temps et que tout le monde est pressé, les opinions préfabriquées des idéologies dominantes phagocytent les réflexions soupesées. (Quand ce ne sont pas les insultes démagogiques qui font office d'arguments ; ce qu'est devenue, entre autres, l'arène politique nord-américaine en fait la triste et pénible démonstration.) Si le modernisme coïncidait avec le triomphe de la subjectivité, le postmodernisme, délavé par le poststructuralisme, l'idéologique et la psychopolitique, en annonce le déclin. 

Que faire alors? Prendre conscience des narratifs idéologiques sociaux, de nos propres biais idéologiques et tâcher de multiplier sinon de varier nos perspectives m’apparaît un pas pire commencement. Ensuite, on pourrait davantage mettre de l'avant l'intersubjectivité, c'est-à-dire l'aptitude d'un individu à prendre en considération la pensée et la subjectivité d'autrui, la communication des consciences individuelles entre elles. Et ça, ça ne peut se faire sans une écoute réelle, sans ego, une écoute où l'on considère l'autre non pas comme un objet parlant, mais comme un sujet pensant. Cela peut se réaliser également à travers l’empathie qui peut justement se résumer à adopter la perspective de l’autre, ce qui permet la reconnaissance de son altérité, donc de déconstruire - partiellement - notre aliénation, et la sienne en même temps. Je parle d'empathie et non de bienveillance. Cette dernière est une vertu ambiguë qui sublime une prétention de l’ego et cache une inégalité de rapport, une présomption : on peut être bienveillant, ça réconforte davantage soi que l'autre, ça donne bonne conscience à la limite, mais on ne ressent pas de la bienveillance. L'empathie, elle, implique que l'on fasse don de son temps et que l'on mette en veille son ego pour mieux ressentir ce que l'autre vit, pour mieux reconnaître l’autre. Bref, pour être ce que nous ne sommes pas, pour être tout court. 

À la deuxième page de mon carnet, cette citation de Žižek : « We are what we are not » : ce que nous sommes est déterminé par ce que nous ne sommes pas. (Et si l’empathie était au coeur de ce paradoxe?) J’adore cette phrase également. 

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12 décembre 2024 - J’ai reçu mes premières copies hier, mais je n’ai pas envie de corriger mes 102 avant mes 100. Cette session est la première depuis sept ans où j’ai une double-tâche : deux groupes de première session et deux groupes de troisième session. La différence est énorme. Certes il y a toujours des anomalies, mais en terme de maturité, la différence entre mes 100 et mes 102 est hallucinante. Si les 100 peinent à réaliser le sérieux que demandent des études postsecondaires, les 102 l’ont clairement compris, à la dure pour la plupart, mais c'était nécessaire. Ils auront trimé dur cette session : des cours de 4h, des œuvres imposantes, beaucoup de matière complexe. Je leur dirai au revoir avec le sentiment du devoir accompli ; la plupart d'entre eux réussiront le cours, ils pourront partir la tête haute. Je garderai de bons souvenirs de cette session avec eux. J’espère qu’ils n’oublieront pas ce qu’ils ont appris et compris. Ils font leur dissertation explicative finale sur L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera. Quand j’ai dit à mes collègues que je mettais cette œuvre au programme, la plupart d’entre eux m’ont dit, bien qu’ils aient aimé l’œuvre, que je me tirais dans le pied et que des étudiants en 2024 ne liraient jamais un livre de 460 pages. « Mais quand un livre est bon, on s’en fout du nombre de pages », que je répondais. Je ne me suis pas trompé. Après quatre sessions consécutives à l’enseigner, cette œuvre fonctionne très bien et les interpelle plus que je l’imaginais. L'approche et le corpus jouent un rôle certes, mais quand même. Je commence la session par des poèmes de Baudelaire. Ça c’est toujours une catastrophe, ils sont totalement dénués de poésie et impuissants face à celle-ci. Je trouve ça triste, mais je persiste et les encourage, ils ont besoin de poésie et ça urge. Ensuite, ils se perdent dans le labyrinthique Procès de Kafka - qui fonctionne plutôt bien - pour mieux en ressortir un peu étouffés, à la recherche de leur souffle, et respirer, errer plus allègrement dans les tourments relationnels de Tomas, Tereza, Sabina et Franz, avec comme toile de fond les troubles sociopolitiques des années 60 et 70. Parmi les nombreux thèmes du roman, le kitsch est probablement celui - même s'ils ne s'en rendent pas toujours compte - qui leur parle le plus. Selon Kundera, le kitsch est « la négation absolue de la merde, [ce qui] exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable, [...] c'est un paravent qui dissimule la mort. » Le kitsch est l'enveloppe, le contenant, l'enrobage et le filtre placés entre notre regard et l'immonde, le laid, le vrai. Il ne fait pas de doute que certaines choses ne soient guère bonnes à montrer ; après tout, « la fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch » - comme si, parfois, l'illusion était nécessaire à l'espoir -, mais il est absolument nécessaire d'être capable de faire la part des choses, ce sur quoi j'ai longuement insisté. Bien que L’insoutenable légèreté de l’être ait été publiée bien avant l'avènement et l'explosion des nouveaux médias sociaux, elle leur a offert un miroir des préoccupations postmodernes liées à la domination de l'image et à sa facticité. Juste pour les conscientiser à cela, le roman de Kundera est pertinent et nécessaire. Ils savent que leur consommation d'écran et de médias sociaux est problématique et que ce qu'ils y voient est une version le plus souvent embellie, sinon tronquée, mise en scène et factice, de la réalité. Du kitsch dans toute sa splendeur! Ils me donnent l'impression de ces fumeurs qui savent très bien que ce qu'ils consomment est néfaste pour la santé, mais qui continuent malgré tout parce qu'ils sont dépendants. L'image n'est pas exagérée. Ils se savent dépendants et ils savent que c'est leur santé mentale qui en souffre, mais au moins ils ne sont pas dans l'ignorance du trouble. La reconnaissance du problème n'est-elle pas nécessaire à sa résolution? Le renversement du paradigme se fera lentement, mais il se fera. L'important, c'est de douter, de réfléchir devant ce qui nous est montré. Encore le doute. J'y reviens encore parce que je ne peux pas y échapper. Kundera le dit lui-même : « le véritable adversaire du kitsch est celui qui interroge, celui qui doute. » Merci Boucar, merci Slavoj, merci Milan.

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Premier dimanche de décembre. Je suis descendu à Chicoutimi, en solo, pour les funérailles du père d’un de mes meilleurs, d'un de mes plus vieux amis. J’ai 45 ans, ça fait donc 32 ans que notre amitié perdure. Je me souviens encore très bien de ces cigarettes fumées à l'été 1992, en haut du pit de sable attenant à la rue Beauregard à Chicout', qui donnait sur le quartier Rivière-du-Moulin, le Saguenay et les Monts-Valin, où l'on jasait musique parce que c'était le liant social à cette époque. Du moins pour moi. Sans avoir la sensibilité et la capacité d'émerveillement que j'ai aujourd'hui, je crois que j'étais quand même susceptible à la beauté intemporelle du fjord. C'est dans ces circonstances que nous avons forgé la plus radicale amitié de ma vie. Nous avons eu nos hauts et nos bas au fil du temps, mais au final il restera toujours ce frère que je n’ai jamais eu. Son père avait la maladie d’Alzheimer depuis 10 ans. Je n’ose pas imaginer l’état dans lequel il devait être rendu. Quand j'ai appris la nouvelle de son décès, je n'ai même pas réfléchi, il fallait que j'y aille. C'est donc en manque de sommeil, au lendemain d’une soirée arrosée et enfumée, que je suis embarqué sur la route. La fatigue était là, je l'ai banalisée et je n'aurais pas dû. « Pas grave », que je me disais, « je connais cette route par coeur ». Misère et corde que la route fut longue. Seul en voiture pour une période de cinq heures, m’en allant aux devants d'une mort concrète, j’ai ruminé le scénario du film de ma vie. Qui dit film dit trame sonore, j’ai donc empli la vaste monotonie de la 20 au son du dernier Godspeed. Dans la seconde moitié de la deuxième piste, BABYS IN A THUNDERCLOUD, les joues mouillées de larmes discrètes - cet album déchire le coeur et le recoud ensuite... ces douleurs vitales avant l'espoir -, mon regard creusait l’horizon à s'y perdre par à-coups. J'étais ici et là-bas au même moment, une force qui se déploie dans le temps. Plus je réfléchissais à mon passé et plus il s'actualisait dans le présent pour se déverser dans l'avenir. J'avais pleine conscience de l'espace et du temps dans lequel je vivais, dans lequel j'étais, et mon émotion, exacerbée par la musique et la sublime banalité du ciel, m'envahissait totalement pour me définir et me construire d'une façon irréductible. Je ne saurais dire quelle était cette émotion. Peut-être était-ce en fait un mélange erratique mais harmonieux d'une multitude d'émotions et de sensations, qui sont ensuite devenues des questions, des réflexions. La peine se mélangeait à la fatigue, et de la compassion en naissait ; comment mon ami devait-il se sentir en ce moment? Entre la tristesse et le soulagement? Sublimation de mon ignorance dans l'élaboration de divers scénarios voués à l'éphémère. Des centaines et de centaines de voitures ; mon indifférence à leurs égards cristallisait mon désarroi quant à la surpopulation de la planète, lassant mes espérances de voir une réelle transvaluation des valeurs advenir un jour. La fraîcheur de l'hiver jouait avec le ciel, alternant entre les nuages et les éclaircies, me faisant craindre un hiver qui n'en serait pas un. Qu'y a-t-il par-delà l'horizon à ma gauche? Combien de solitudes dans ces villages reculés au coeur des terres et dans le ventre d'histoires qu'on ne lit pas, romantisme anachronique d'un terroir suranné. Plonger dans mes passées pour en démêler les noeuds, en détendre les fibres jusqu'à la sérénité ; en accepter les failles : c'est dans les stries de la terre que pousse ce qu'on y sème. La mort de l'un pour nous rappeler celle de l'autre. Mon père qui vieillit ; j'irai le voir ce soir-là et l'écouter raconter ses sempiternelles histoires, et nous boirons du whisky, cette eau-de-vie! Mes cours à venir cette semaine : ai-je réussi cette session à enseigner quelque chose de valable à mes étudiants pris dans notre époque déchirée de contradictions? Ont-ils compris que l'ordinaire est préalable à l'extraordinaire? Que par-delà le kitsch se trouve la vérité, que c'est de la vérité des choses que peut en découler la beauté? Mon amoureuse est-elle heureuse et épanouie avec moi qui n'a de cesse d'édifier notre amour parce qu'il n'y a que ça qui donne du sens à la vie? Et notre mort dans tout ça? Atteint d'une impitoyable maladie, le père de mon ami fut absent de sa propre mort ; a-t-il souffert? L'intensité du deuil selon sa proximité ou son éloignement. Les crescendos de Godspeed n'ont de cesse de construire leur atmosphère, leurs échos rempliront plus tard les reliefs neigeux et les lacs négligés du parc des Laurentides ; on dirait de la musique en trois dimensions : je l'entends, je la sens et je la vois. Arrivé à Chicoutimi. La cérémonie fut sobre et émotive. Les discours de mon ami et de ses frères rendirent le plus bel hommage à leur père. La tristesse et la vulnérabilité du cadet m'allèrent droit au coeur et m'arrachèrent des larmes lourdes. J'étais au-delà de l'empathie, j'étais dans la compassion, littéralement (compassio en latin veut dire « souffrir avec »). C'était bien malgré moi. Toute la cérémonie fut un moment d'une remarquable humanité, qui ne peut que nous amener à nous interroger sur la nôtre. Martin Heidegger dit (je paraphrase) qu'exister, exister vraiment, être-là, être, c'est prendre pleinement conscience de la mort, de notre mortalité, et ce, tout au long de notre vie. Ça peut sembler l'évidence même, mais non, ce n'est pas le cas. Quelqu'un qui sait pertinemment qu'il va mourir n'agit pas comme le fait la moyenne des ours. Il suffit de prendre comme exemple le malade à qui est donné un sursis. Que fera-t-il? Il tâchera de faire tout ce qu'il a toujours eu envie de faire mais qu'il n'a pas fait, il cherchera à faire tout ce qui lui est possible de faire (on connaît la suite, je m'arrête ici). Une fois le sursis déterminé, soudainement la vie prend plus de valeur? Ce devrait être l'inverse : que le sursis déterminé nous amène une forme d'acceptation, et que l'indétermination du sursis nous procure une urgence de vivre plus forte, plus significative, plus irrésistible et plus vraie.

























mardi 10 décembre 2024

Fin de carnet, fin de session, fin d’année - première partie


Quand je retourne lire mes anciens textes, je remarque l’urgence et la précipitation qui les généraient. Le sentiment qui m’habitait le plus souvent à ces moments était la sensation d’un trop-plein d’idées qui se garrochaient tous bords tous côtés dans mon coeur débordé et mon cerveau pêle-mêle, symptôme d’une attention éparpillée et dominée par une curiosité alerte, et par un désir incontrôlable d’embrasser du regard et de la pensée tout ce qui pouvait s’offrir à moi. Faire flèche de tout bois, éteindre un feu et le rallumer à chaque fois plutôt que de le nourrir patiemment et constamment, c’était un chaos que je cultivais dans l’illusion naïve de cerner une partie du monde que je croyais être seul à voir. Aujourd’hui, alors que le chaos autour n’a jamais été aussi envahissant - et aussi peu inspirant -, il faut faire barrière entre soi et l’accélération, comme dirait Hartmut Rosa, et l’hyperactivité qui en découle (qui n’est en aucun cas une super activité de l’esprit, où l’attention et la concentration seraient à leur zenith, mais plutôt son plus ultime contraire : une inadéquation, une crasse incapacité à une réelle concentration, à une réelle attention), pour s’efforcer à la lenteur, à la patience et à l’écoute. Il faut prendre ses distances, conjuguer le temps et l’existence, agir un peu moins pour être un peu plus. Désormais, je rassemble mes éparpillements et mes errances, je me rapaille comme le disait bellement Miron ; je me pose, me dépose et je regarde. Mieux, je contemple. Et parfois, je vois.

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Je suis parfois perplexe quant à la vanité sublimée dans l’acte créateur surtout quand il s’agit de poésie, comme si le poète accordait une primauté à son ressenti vis-à-vis celui des autres et avait tendance à se complaire dans le maniement de ses mots ou dans un hermétisme que lui seul semble comprendre. En revanche, ces propos peuvent être facilement nuancés puisqu’il y a assurément bon nombre de poètes qui laissent leur ego de côté en écrivant et utilisent la poésie parce que c’est là le meilleur sinon le seul moyen pour communiquer ce qu’ils ressentent réellement, en émotions comme en pensées. Il y a de cela une dizaine d’années, je ne me posais pas vraiment cette question, je la glissais plutôt sous le tapis de ma conscience et faisais fort confiance à mon regard et à mon verbe. C’était un mécanisme de défense qui me permettait de masquer ce que la pudeur me proscrivait de révéler, une de mes plus amères déceptions. Paradoxalement, aujourd’hui, alors que ma prise de parole est désormais façonnée par plus de lucidité, de connaissances, de précision, de concision et d’écoute que jamais, je n’ai jamais autant douté de celle-ci. (Oui l’écriture commence avec l’écoute qui, elle, se développe plus que jamais avec la lecture : qu’est-ce qu’un lecteur, un vrai, sinon quelqu’un qui écoute avec les yeux?) Comment s’est opéré ce renversement?

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Figurons-nous nos connaissances comme l’intérieur d’un cercle et ce que nous ne connaissons pas comme l’extérieur de ce cercle. La circonférence du cercle représente, elle, la frontière entre ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, et on peut mesurer la quantité de nos incertitudes à la longueur de cette circonférence. Ergo plus nos connaissances augmentent, plus le cercle grossit et plus la circonférence du cercle aussi ; ce faisant, plus nos incertitudes augmentent aussi. Ce n’est pas un secret pour personne : plus nous acquérons de connaissances, plus nous réalisons tout ce que nous ne connaissons pas. Cette seule idée a déjà découragé plusieurs de mes étudiants. Ajoutons ceci. De toutes les formes, le cercle est celle qui a l’aire la plus grande par rapport à sa circonférence (d’où l’importance d’un cercle de connaissances, et non d’un carré ou tout autre polygone ou forme abstraite), et c’est aussi la forme dont l’aire augmente plus rapidement que sa circonférence, par exemple un cercle avec un rayon de 6 centimètres verra sa surface quadrupler si son rayon passe à 12 centimètres alors que sa circonférence va doubler. 

La morale : plus on apprend, plus nos incertitudes augmentent mais à un rythme plus lent, donc nous irons toujours plus au-devant de nos incertitudes en apprenant de nouvelles connaissances. 

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Mes étudiants sont en train de rédiger leur travail final sur La Métamorphose de Franz Kafka. Ce travail leur demande de « rendre compte de leur appréciation du roman, de leurs impressions de lecture et des réflexions qui en découlent », et la petite plaquette qu’est La Métamorphose, un des rares textes absolument parfaits de la littérature universelle, est tout indiquée pour nourrir un pareil travail. J’essaie de me dire qu’ils ne sont pas totalement désemparés devant ce qu’ils font et ce qui les attend. Toute la session, je n’ai cessé d’insister sur la dimension tout à fait aliénante de notre monde moderne et que reconnaître notre aliénation était la première étape à franchir pour espérer s’en affranchir un peu. Un peu à la façon de Spinoza qui disait - je paraphrase - que reconnaitre que nous ne sommes pas libres est le premier pas vers une certaine liberté. Au final, si ne serait-ce que 20% de mes étudiants en sont arrivés à une réelle prise de conscience sur l’aliénation inhérente à notre condition humaine, ce sera au moins ça. Je ne me fais pas trop d’illusion puisque la moitié des étudiants ont de la difficulté à respecter les consignes demandées et même que quelques-uns d’entre eux m’ont demandé, après 14 semaines complètes de cours, s’ils pouvaient citer un passage du texte qui n’était pas entre guillemets, autrement dit s’ils pouvaient citer autre chose qu’un discours rapporté… Misère et corde… « L'absurde naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde », disait Camus. Enseigner la littérature au cégep colle parfois trop bien à cette définition. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », comme disait l'autre.

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Âgé d’une trentaine d’années, un de mes étudiants fait un retour aux études. Quand il écrit, il ne met jamais de point sur les « i », ni d’accents aigu, grave ou circonflexe, ni de barre sur les « t », ni de majuscule en tête de phrase ou de point à la fin. Pour lui, « attention » s’écrit « allenlion » (je suis incapable d’enlever le point du « i ») et c’est bien correct comme ça. Quand je lui ai demandé pourquoi il faisait ça, il m’a répondu qu’il n’avait pas vraiment le temps de mettre des accents, des points et des barres et, qu’après tout, ce n’était pas bien grave. À propos de ses phrases sans point final, je lui ai demandé d’arrêter d’écrire « des phrases s’ouvrant sur l’infini » et il m’a regardé sans rien dire, arborant le sourire un peu niais de son ignorance. Il m'a alors dit - et non demandé - d’être moins sévère quand je corrige, sinon il risquait d’échouer le cours. Il étudie en gestion de commerces et veut avoir sa propre entreprise. Il a manqué la moitié des cours de la session, il fait, à plusieurs reprises, plus d’une faute dans le même mot et il semble tout à fait convaincu que rien ne peut l’arrêter. Cette aliénation, cette étrangeté fondamentale à lui-même, et de facto aux autres, me fascine et me trouble profondément.

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G. S. a 19 ans. Il est arrivé d’Ukraine il y a environ deux ans. Ses parents l’ont envoyé au Québec chez un oncle et une tante pour qu’il puisse fuir la guerre. En revanche, il doit travailler en même temps que ses études et envoyer la grande majorité de sa paie à ses parents, qui sont encore en Ukraine. Il leur parle aussi souvent qu’il le peut, mais à chaque bombardement ou tir de missile, à chaque frappe et à chaque avancée russe, il craint pour eux. Il vit dans une anxiété constante, celle de perdre ses parents. Quand il est arrivé ici il y a 2 ans, il ne parlait pas un mot de français et très peu d’anglais. En plus de l'ukrainien, du russe et accessoirement d'un peu d'anglais, après 2 ans de francisation, il parle, lit et écrit un français bien au-dessus de la moyenne, bien meilleur que plusieurs qui l'ont pourtant comme langue maternelle (je reviendrai sur ce sujet). Il étudie à temps plein en comptabilité et travaille à temps partiel comme caissier dans un magasin de grande surface. Bref, il n'est clairement pas ici pour se pogner le cul. Pas une seule fois il ne s’est plaint de son sort. Toujours à l’écoute, il est d’une politesse et d’une gentillesse inouïe, mais il est extrêmement timide, ce qui ne l'empêche pas d'aller au-delà de sa timidité et de sa solitude et de participer en classe - composée d’une trâlée de zombies - plus que quiconque. Le premier livre que nous avons lu cette session est de Nicolas Gogol, qu’il connaissait bien puisque sa grand-mère est née à Sorotchintsy, le village natal de Gogol. Cela l’a complètement surpris et, disons-le, mis en confiance : arriver au Québec et, dans son premier cours de littérature postsecondaire, lire un des plus grands écrivains de son pays lui a permis de se sentir un peu chez lui dans cette terre d’accueil. Un livre peut être une main tendue, Gogol l’aura été pour nous. Tout au long de la session, il est venu me poser des questions à l’improviste sur la culture québécoise, sur un travail à faire, sur des mots français qui lui posent parfois problème. À chaque fois, malgré toute la confiance que j’ai installée entre lui et moi, il doit passer par-dessus sa timidité et je vois l’effort que ça lui coûte. Ce matin, avec son accent slave : « Monsieur, je suis en train d’apprendre une chanson à la guitare (parce qu’évidemment, ce jeune ukrainien, grand blond aux yeux bleus, joue de la guitare) et j’ignore ce que veut dire le mot "trépas" ». Il pourrait chercher dans le dictionnaire donc sur l'écran de son téléphone, mais il passe par mon bureau, c’est le rapport humain qu’il cherche et ça me réjouit. Il est en train d’apprendre, voix et guitare, La Manic de Georges Dor : « Ce texte est tellement beau », qu'il me dit, et lui de chantonner le dernier couplet, par coeur, avec son accent slave : « Si t'as pas grand chose à me dire / Écris cent fois les mots « je t'aime » / Ça fera le plus beau des poèmes / Je le lirai cent fois / Cent fois, cent fois, c'est pas beaucoup pour ceux qui s'aiment. » Voir un ti-cul grand gêné à 7000 kilomètres de chez lui, déraciné par la guerre et loin de ses parents, s'intéresser aux racines de la culture et de la poésie québécoises et l'apprendre par coeur aura été un des moments forts de cette session qui se termine. Et il ne fait pas de doute que sa finale sur La Métamorphose va botter des culs solide! Cette intuition qu'il est fait de l'étoffe des grands.