Mardi après-midi, Café Lézard sur Masson. Je dois aller
garder ma nièce de dix mois tout à l'heure, la perspective d'avoir deux heures de bébé-thérapie où je pourrai m'oublier un peu beaucoup pour me consacrer à cet être complètement dépendant me fait le plus grand bien. En attendant, j'ai du temps à tuer.
J'ai amené une pile de corrections, mais le coeur n'y est pas. La tête non plus
d'ailleurs, elle est trop pleine de lecture, d’écriture, des mots des autres et
des miens. Neuf bouquins (et pas des moindres) depuis le début de 2017, je
m'enligne vers un nouveau record. J'ai terminé Voir le monde avec un chapeau de Carl Bergeron ce matin et si
les deux cents premières pages étaient fulgurantes, les cent cinquante dernières m'ont plutôt lassé. Je les ai clenchées à la vitesse grand V pour pouvoir
retourner au plus sacrant à Knausgaard. J'ai commencé Un homme
amoureux tantôt et j'ai juste envie de décrocher complètement de tout
pour me laisser happer dans son univers à nouveau. J'ai de la correction? Too
bad. J'ai de la prép'? Too bad encore. Juste lire et écrire. Rarement un
écrivain m'a donné autant le goût d'écrire, mais non pas d'écrire pour secouer
le fond ou la forme, comme Proust ou Joyce me l'inspirent ; non, juste écrire
pour écrire. Pour écrire tout et rien sans avoir à se justifier ou à se formaliser ; sans filtre, sans contraintes, sans
censure, sans surmoi, sans taire tout qui m'habite et m'écartèle depuis presque
trois semaines parce que je garde tout ça en moi. Pourtant, j'écris quand même
pas mal sur ce blog, entre autres, mais ce n'est rien en comparaison de tout ce
que j'ai écrit et caché, ou tout ce que j'ai écrit, raturé,
rejeté du revers de la main et déchiré par la suite. Tous ces écrits tus par
peur de brusquer, chavirer ou troubler leur superadressée. Peut-être que mes
souvenirs de tout ça ne deviendront que des casse-têtes dont il manque des
pièces, que des questions sans réponses.
J'ai fait un horrible cauchemar l'autre nuit. J'étais
couché sur une table de torture où un bourreau sans visage faisait son office.
Il me scia littéralement en deux, en partant de mon épaule gauche jusqu'à mon
aine gauche. Les côtes se détachèrent de mon sternum avec facilité mais
lorsqu'il arriva à l'os iliaque, il dut y mettre tout son poids pour pouvoir
casser l'os qui ne se rompait pas sous la lame de la scie. Il sortit des pinces-grip assez grosses pour couper un cadenas, il se pencha sur moi et je sentis son haleine horrible d'outre-songe venant d'une
bouche invisible perdue dans les ténèbres floues de son absence de face. Je ne tenais plus que par l'os du coccyx et le bruit de l'os coupé par les pinces résonna dans tout mon corps. Je ne
ressentais évidemment pas la douleur, mais je ressentais "la
sensation", celle d'être écartelé, celle d'être détaché de moi-même. Après
m'avoir scié en deux, le bourreau se mit en tête de recoudre les deux parties
de mon corps. (Tant qu'à ça, il aurait juste dû me crisser patience dès
le départ, non?) Encore là, je sentais la grosse aiguille percer et ressouder
mes chairs ; les points de suture étaient gros comme des lacets, ça me faisait
une balafre qui me traversait verticalement tout le tronc, la taille et le
bassin, passant directement sur le coeur, et qui me donnait l'air d'un
Frankenstein grotesque, un Prométhée moderne de seconde classe, où révolte et
romantisme boboches sont tracés à gros traits par les pinceaux incertains du
songe. La signification de ce rêve saute aux yeux, même si ma ptite Freud en
carton adorée n'est pas là pour confirmer, toujours est-il que
ce rêve m'a foutu la chienne comme c'est pas possible et j'ose espérer ne plus
jamais le refaire.
Une ancienne étudiante est venue me voir ce matin. Elle
n'étudie plus au cégep, mais elle avait à y faire et a pris le temps de
venir me saluer. Un peu plus âgée que la moyenne, élève très brillante et d'une curiosité implacable, elle m'inspire une confiance totale et sans limite. Il y a des gens qui, sans qu'on s'explique pourquoi,
suscitent ce genre de sentiments. Ils ont le don de nous mettre en confiance ;
avec eux, la parole coule de source sans censure, ils sont un privilège. On se rencontre par intervalles, parfois très courts ou parfois très longs, et on a l'impression que le temps ne s'est pas écoulé, qu'on leur a parlé la veille. Dans certains cas, c'est carrément des années qui peuvent disparaître très rapidement (ces fugitives années comme disait Proust), l'on recroise une personne et la confiance qu'elle nous inspire - en espérant bien sur qu'elle soit réciproque, sinon rien ne fonctionne - nous permet d'ouvrir le livre que nous sommes et de révéler les secrets qu'il cache. En
fait, elle s’est déjà confiée à moi par le passé alors qu’elle traversait une
période très trouble de sa vie et elle avait alors été d’une franchise et d’une
honnêteté à la fois désarmantes et fascinantes. Elle possède une écoute incomparable et une prodigieuse sensibilité. Elle m'a demandé comment j'allais et je ne sais pas ce qui m'a pris, mais j'ai tout déballé dans une logorrhée que j'ai cru indigeste tout d'abord et elle m'a par la suite rassuré en m'affirmant le contraire. Elle écrit et je l'ai toujours poussée là-dedans sans trop savoir si ce qu'elle écrivait était bien - même si ses travaux m'ont donné une bonne idée de son indéniable talent. Elle s'est toujours montrée réservée, le mot est faible, quant à son écriture car elle écrit dans la douleur. Après mon plaidoyer de bouette, elle m'a partagé un de ses textes. Du solide et du lourd, cette fille doit continuer d'écrire. Le fait qu'elle me partage son texte m'a flatté, il y a quelque chose de satisfaisant et d'inspirant de savoir que l'on vous accorde une telle confiance.
Penser à tout ça et l'écrire me rend calme et serein. Une éclaircie dans la grisaille de février. Mon oeil est alerte et mes mains ne tremblent plus. Mon démembrement cauchemardesque appartient au monde énigmatique du rêve passé et de l'illusion disparue, ça ne m'inquiète pas. Je sens la puissante catharsis de l'écriture s'opérée alors que je sublime le trouble et la souffrance en un peu d'inoffensive poésie.