Dimanche soir, vaincu par une pluie froide qui n'arrête pas et gagne sournoisement en intensité, je quitte le parterre boueux du Pouzza, rempli de non moins intenses et boueux mottés, punks et pouilleux bigarrés, parfois droits mais le plus souvent croches, le mal-être variable engourdi par l'alcool et d'autres substances. Subhumans, légendaire groupe britannique d'anarcho-punk crust à souhait, vocifère sur scène comme si c'était la dernière fois : "We're the 99% our lives are not for you to spend! We're the 99% and we resent this exploitation!" 45 ans à gueuler sa révolte dans la marge de la marge, ça impose le respect, mais Mère Nature aussi, davantage même. J'aimerais rester, mais la pluie devient juste trop désagréable. Je me dirige donc vers la station de métro la plus proche, celle de la Place des Arts, entrée Saint-Urbain. Contraste saisissant. Le salon urbain en face de la Maison symphonique est désert, immaculé d'une propreté qui jure avec ma dégaine de punk détrempé. À cette heure-là, tous les spectacles ayant lieu ici sont commencés alors il n'y a que très peu de personnes, la plupart tous bien mis, qui se promènent calmement ici et là, l'air désinvolte et les sens attirés par les quelques installations et projections qui décorent la Place des Arts. Sous les auspices de Marie-Jeanne, en mode surstimulé et tête chercheuse, mon cerveau va plus vite que mes sens, et je me dirige vers le Complexe Desjardins à la recherche d'un endroit où performer mes nécessités. Être sous influence me donne l'impression d'avoir le regard plus pénétrant, plus perspicace ; j'erre dans le réel, et chaque passant déclenche en moi une image, une histoire, une inspiration. « Chaque être humain est une oeuvre d'art, un roman, une histoire à raconter », que je me dis dans ma candeur de stoneur.
Au premier sous-sol, dans la courte passerelle menant de la Place des Arts au Complexe Desjardins, je vois un itinérant sérieusement diminué, le bras aussi maigre que ses jambes, tendre une main émaciée pour avoir un peu d'argent pour se nourrir. On dirait qu'il manque de souffle, son corps asséché par la faim. Mon cerveau parti en vrille et en conjectures tente d'imaginer ce qui a bien pu le conduire jusqu'ici, dans le premier sous-sol du quartier des spectacles de la ville de Montréal, à quêter pour subsister. Il ne vient clairement pas du Québec, et je me questionne sur la gravité du déracinement et de l'exil qui l'ont mené ici. D'où vient-il? Comment a-t-il traversé l'océan Atlantique? Depuis combien de temps est-il ici? Ça fait maintenant 19 ans que je suis à Montréal et j'ai rarement vu un itinérant dans son état. Son niveau de mendicité et son état de santé sont graves et inquiétants. Il me rappelle cette misère que j'ai vu quand je suis allé en Inde il y a de la cela 12 ans. C'est de cette intensité. Je me sens mal pour lui. N'ayant pas d'argent sur moi, je n'ai rien d'autre à offrir qu'un peu d'empathie. Émotion bien vaine qui ne comblera pas sa faim. Cette triste incarnation de la misère humaine jure violemment avec l'autre côté de la passerelle où l'opulence factice décorant le Complexe Desjardins est déployée sans aucune espèce de honte. L'énorme fontaine centrale, avec d'incessants jeux de lumière verte, bleue et rouge, crache ses jets d'eau sur plusieurs étages de hauteur ; l'éclairage est tamisé au maximum pour faire ressortir lesdites couleurs et une trame sonore accompagne la démonstration ; les devantures barrées des magasins sur plusieurs étages comme toile de fond ; des consommateurs aux sacs pleins de leurs achats du jour flânent nonchalamment, repus de désirs comblés (en attente des prochains à venir), hypnotisés par la fontaine de lumières ; tous les restos du food-court en train de fermer boutique, à probablement jeter la nourriture invendue qui pourrait sustenter l'itinérant à 100 mètres de là. La vulgarité de l'endroit m'amène un malaise qui me force à rapidement quitter la place. Je jette un regard dehors : l'orage n'a en rien diminué, je tire donc la plogue sur le Pouzza et m'engouffre dans le métro pour retourner à la maison.
Les transports en commun. Qu'est-ce qui nous reste de commun au juste? Ce soir-là dans le métro, sur la ligne verte vers le Sud-Ouest, je fais fi de ma musique pour n'écouter que les bruits ambiants de la ville souterraine autour de moi. Friction incessante des rails métalliques ; aspirations des wagons dans les tunnels ; fritures et distorsions des discours. Après quelques minutes, un constat : je n'entends personne parler en français. J'entends de l'anglais - beaucoup d'anglais -, de l'arabe, du créole, des langues asiatique, slave et africaine dont j'ignore l'origine précise, mais pas de français. À l'exception de la voix automatisée du métro (bonjour Michèle Deslauriers!), personne ne parle français. Personne. Rien pantoute. Zéro pis une barre. Peut-être que les solitaires, ceux qui se taisent, ayant fait le choix - ou pas - du silence, sont des francophones, qui sait. Ils ont leurs yeux scotchés sur leur téléphone, dans leur bulle transparente, la tête dans les nuages numériques. Ça fait ça de commun j'imagine. En l'espace de quelques stations, deux itinérants peu vêtus, un sac de poubelle en guise d'imperméables d'infortune, passent l'un après l'autre, mains tremblante tendus, détrempés, la peau sur les os, au bout de leur épuisement, devant beaucoup de regards indifférents et quelques regards compatissants. Même émotion que tout à l'heure, même empathie inutile. La gorge nouée, comme un arrière-goût qui passe mal.
Station Jolicoeur, Airlie la ligne 112, un autre transport en commun. Ce que nous avons en commun... La faible lumière de l'autobus s'interrompt puis revient à chaque cahot sur la rue, autant dire tout le temps. Comme si la machine toussait. Le bruit des néons scintille, comme celui d'un filament dans une ampoule brûlée. La pluie n'arrête pas. Personne ne parle. Le langage non-verbal remplace la pluralité des langues. Ce que nous avons en commun. Les quelques passagers ont tous le visage long et fatigué dans la grisaille d'une soirée de nature triste. Une femme à l'avant attire mon attention. Elle est vêtue d'un grand imperméable qui a perdu sa vertu il y a bien longtemps. Tout le poids de la pluie sur elle. Deux sacs d'épicerie pleins à ses pieds ; son regard ne regarde rien. Je suis incapable de deviner son âge - j'ai toujours été nul à ça. Je l'imagine grand-mère, une grand-mère aimante qui voit dans ses enfants et ses petits-enfants toute la beauté du monde et le sens même de l'existence, de la sienne en tout cas. Sa peau noire est tannée, marquée par les épreuves d'une vie de remous, prématurément ridée par le puissant soleil de sa jeunesse, d'une jeunesse qui n'a pas connu l'hiver. Dans ses yeux, fatigués mais sereins, reluisent toutes les lumières de la nuit. Tout au long du trajet, elle ne croisera ni mon regard ni mon sourire. Sans le savoir, elle aura inspiré une impression singulière que je n'ai pu oublier. Ce que nous avons en commun? We're the 99%. L'autobus va moins vite que le métro et on dirait que ça calme les gens. Peut-être qu'une certaine fatigue tranquille l'emporte sur la futilité de perdre ce qu'il reste du jour inutilement dans le vortex infini du web. Ou peut-être que cette fenêtre qui n'en est pas une, que cet écran, cette façade sur ce monde construit en algorithmes n'est rien par rapport à la fenêtre bien réelle de l'autobus à travers laquelle nous voyons le centre-ville de Montréal, illuminé par tous ses gratte-ciels, s'éloigner de nous au-dessus du canal de l'aqueduc, dans la nuit bien installée d'une nature qui s'apaisera en même temps que notre sommeil.