mercredi 22 mai 2024

Le festin d'un faucon


Un mardi après-midi nuageux. Attablé au premier étage de la Grande Bibliothèque, je corrige les dissertations finales de cette session. Après ma sixième copie, un boum résonne sur la façade vitrée côté Berri, sur laquelle mon espace de travail donne. Je lève la tête et vois un faucon pèlerin qui vient de projeter à toute vitesse sa proie dans la vitre pour l'achever. Gît sur le court toit une petite corneille ou une hirondelle d'un gris presque noir. Je me lève de ma chaise pour mieux voir. Le faucon se cambre alors sur sa proie enserrée et, à coups de bec, commence à la déplumer. De petite touffes de plumes foncées virevoltent à peine dans le vent humide et trop lourd qui annonce l'orage qui se fait attendre. Je regarde, fasciné, ce spectacle d'une violence, d'une brutalité toute naturelle, impitoyable certes mais amorale puisqu'elle appartient aux lois de la nature. Les minutes passent et je suis incapable de regarder ailleurs. La présence d'un faucon pèlerin en plein centre-ville a un côté rassurant, comme si ces animaux sauvages ne nous avaient pas encore complètement désertés. De petits oiseaux, qui ne sont clairement pas carnivores, se posent à quelques mètres du faucon. Sont-ils fascinés par la scène eux aussi? Le faucon ouvre les ailes et bombe son buste pour se faire impressionnant : qu'on le laisse dévorer sa proie en paix! Il est magnifique. Le plumage de son buste mélange des teintes de blanc profond et de gris cendré, et celui de ses ailes tire du gris au noir; s'il avait été plein soleil, son plumage aurait été auréolé de bleu. La cire jaune au-dessus de son petit bec recourbé et tranchant s'étire jusqu'à ses yeux, grosses billes d'un noir perçant. Les petits oiseaux repartent aussi vite qu'ils sont arrivés, et le faucon de replonger son bec dans les viscères chaudes qu'il arrache et avale avec satisfaction. Il regarde autour de lui entre chaque bouchée, souverain. 

À deux bureaux sur ma gauche, un homme se lève pour regarder ce que je regarde et lâche, d'une voix éraillée et poussive : « Un faucon! » en prenant bien soin d'être entendu par ceux qui nous entourent. Mais puisque ceux qui nous entourent ont tous des écouteurs, personne ne l'entend, sauf moi qui croise les yeux écarquillés de son regard hagard. L'usure sur son visage témoigne d'années d'abus indélébiles qui ont irrévocablement altéré sa santé physique et sa santé mentale; il ne fait aucun doute qu'il a sa part de défis et d'épreuves au quotidien. Transpirant l'itinérance, il fait partie de ces individus qui cherchent un asile momentané dans les lieux publics, les bibliothèques remplaçant à leur façon les églises d'une autre époque. Dans une volte-face soudaine, il se précipite je-ne-sais-où d'un pas rapide pour apparaître, quelques secondes plus tard, à l'extérieur en-dessous du petit toit où le faucon s'affaire à son festin. Et l'homme de commencer à crier, à taper des mains et à faire toute sorte de simagrées pour déranger le faucon. Mais pourquoi donc, misère et corde? Quelle mouche a piqué cet homme pour qu'il agisse ainsi? Il ne veut pas voir de faucon en ville? Il veut défendre ce qui n'est plus qu'une carcasse démembrée? Il cherche à protéger les lieux de cette présence? Il ne supporte pas la brutalité propre au règne animal? Cherche-t-il à se faire prédateur et à faire du faucon sa proie? J'essaie de comprendre, mais il n'y a rien à faire, ça m'échappe complètement. Il gesticule et semble crier de plus en plus fort, si bien qu'un agent de sécurité se dirige vers lui. Pendant ce temps, le faucon n'y porte guère attention et continue de savourer son festin quand, finalement, tout juste avant l'arrivée de l'agent, le hobo se penche, ramasse des cailloux et commence à les lancer, sans grande conviction toutefois, vers le faucon, pour le déranger. Un caillou finit par toucher la cible et le faucon prend rapidement son envol, sa proie dans ses serres, et va se jucher sur le toit du terminus sur le côté est de Berri. Visiblement satisfait de son ascendant sur l'animal, l'homme double rapidement l'agent de sécurité sans lui parler, poursuit son chemin et va disparaître dans la Place Émilie-Gamelin.

Une scène de violence naturelle et poétique ruinée par la violence totalement inutile et superflue d'un homme bien seul au sommet de son insignifiante et minuscule pyramide, et qui inspire des jugements qu'il vaut mieux taire. Cette scène me suggère, tout bas, que parfois on ne mérite pas la beauté du monde. 





































vendredi 17 mai 2024

La fin des choses

 

Dans son essai intitulé La fin des choses, Byung-Chul Han s'attarde sur notre rapport aux choses et sur la nécessité de celles-ci, de leur matérialité, pour demeurer et vivre dans ce qu'il appelle l'ordre terrien, en opposition à l'ordre numérique qui « déréalise le monde en l'informatisant ». Les informations et les données ont pris le dessus sur les choses. Si la révolution industrielle nous a éloignés de la nature et de l'artisanat pour consolider et élargir la sphère des choses (parfois jusqu'au fétichisme de l'objet), la révolution numérique transforme les choses en données et les soumet aux informations. Nous vivons à l'ère de l'infocratie et le fil continu des nouvelles est l'idéologie, le garde-fou qui guide notre descente - une chute, symbole de la folie, serait trop brutale - vers l'abîme. Nous descendons inlassablement vers ce qui nous éloigne.

L'espace se déforme. Nous sommes immobiles, statiques et pourtant les distances se creusent : le monde est fragmenté par l'absence des regards. Où je pose les miens, je constate mille regards braqués sur des écrans, je constate l'évitement où « le cellulaire vole la présence du réel ». Inconsciemment, incapable d'échanger de ces regards qui rappellent la confiance originelle, ceux qui consolident l'altérité nécessaire à la construction du moi, l'individu cherche sur son écran - ce regard qui n'en est pas un, ergo qui ne regarde rien - une validation dont l'origine importe peu. Malgré l'apparente infinité du virtuel, il ne vit qu'à l'intérieur d'une diagonale d'environ 6 pouces, à moins de deux pieds des yeux, permettant ainsi l'oxymore d'un minuscule horizon où s'enchaînent les fragments erratiques de nos perceptions désincarnées. Interface d’une « réalité » virtuelle qui abolit autant la présence que l’absence réelles des choses, le cellulaire déréalise le monde.

Pour entrer en résonance, il faut qu'il y ait résistance dans l'espace et indisponibilité, sinon le réel devient un désert. Ces résistances font vibrer le chant de la terre. Mais dans l'ordre numérique, les vibrations matérielles de la réalité deviennent imperceptibles parce que les choses ont été transformées en données. Dénué de résistance, le virtuel est un vide inépuisable, le virtuel est un désert sans substance, qui n'a même pas le luxe poétique de l'écho, l'espace matériel étant nécessaire à l'écho. L'hypercommunication numérique n'est pas un partage, elle fragmente l'attention et elle accentue la solitude grave des individus, celle qui s'oppose à la solitude sacrée du silence. Encore une fois surgit cette nécessité de la lenteur, ce frein à l'accélération débilitante de notre époque, pour pouvoir se poser et être attentif au silence : « Le silence ne signifie pas que l'on n'entend aucun son. Certains sons peuvent même le mettre en relief. Le silence est une forme intense de l'attention. » (Byung-Chul Han)

C'est non sans raison que je théorise ou poétise sur les choses. Combien de textes écrits sur la nature, l'aurore et le ciel, sur les oiseaux qui chantent, sur l'étirement centenaire d'un arbre, sur un souvenir - ces choses qui persistent à ne pas disparaître -, sur le goût du café, sur le rituel de l'écoute musicale (CDs et vinyles à l'appui), ce mariage de la durée et de l'espace, sur mille paysages, sur mille livres lus et à lire, sur le temps qui se love sur le corps de ma blonde? Écrire permet aux choses d'un peu moins disparaître. Mais si me fascine ce qui est en voie de disparition, m'effraie surtout l'indifférence générale quant aux disparus de demain. Et bientôt d'hier. Pour atténuer l'emprise de l'ordre numérique, il faut retourner aux choses, en percevoir la substantifique moelle. « Le bonheur est un événement qui échappe à tout calcul », dit Byung-Chul Han. Si tout se transforme en données, il faut être incalculable.