mercredi 26 décembre 2018

La Symphonie n°9 de Mahler


Vendredi soir. Fin de la semaine de ma fin de session. Et elle fut bien exigeante celle-là. En fait, elles le deviennent de plus en plus à chaque fois. Peut-être que je suis trop intense ou que je veux trop qu'ils se surpassent, mais au moins les étudiants m'ont quand même bien suivi. C'est donc avec un certain sentiment du devoir accompli que je me suis pointé avec Francis à la Maison symphonique pour aller voir et entendre l'Orchestre Métropolitain de maestro Yannick Nézet-Séguin. Concerto pour piano de Schumann et Neuvième de Mahler. Ce sera la meilleure façon de dissiper cette nostalgie inévitable qui accompagne les fins de session. Hélas, l'iconoclaste et sublime Hélène Grimaud a cancellé le projet une semaine avant le concert pour cause de blessure et je me demande vraiment si c'est un de ses loups qui lui a fait ça!? Cela dit, le concerto de Schumann fut joué proprement, peut-être un peu trop même. De toute façon, c'est Mahler et sa neuvième qui m'intriguaient. 

Ces fameuses neuvièmes... Beethoven, Schubert, Dvořák et Bruckner n'auront pas pu aller plus loin, Mahler le pressentait et cette crainte, qui est paradoxalement accompagnée d'une acceptation totalement libératrice, s'entend comme c'est pas possible dans sa symphonie. Une autre symphonie écrite dans la tragédie totale et dans l'appréhension de la mort imminente à un beaucoup trop jeune âge, 50 ans. Je l'avais écoutée à peine deux fois, distraitement, chose à ne pas faire parce que Mahler est difficile, très difficile. Je n'avais pas compris grand-chose à cette oeuvre gigantesque, mais le livret du concert s'annonçait prometteur : "Le premier mouvement tarde à nous livrer son premier thème. Nous en entendons d'abord des lambeaux disséminés dans une écriture prophétique (rien de moins) où se relaient les violoncelles, les cors, la harpe et les altos. Puis le premier thème est énoncé par les violons. Et c'est le début d'une grande aventure (c'est moi qui engraisse) où Mahler traduira tour à tour un sentiment de perte irrémédiable, l'horreur devant la mort inéluctable et finalement, non pas la révolte, non pas la douleur désespérée, mais bien une acceptation triste, douce et sereine."  Je ne savais pas vraiment à quoi m'attendre. Et je n'avais aucune espèce d'idée de ce qui m'attendait.

Puis Yannick Nézet-Séguin est venu parler un peu au micro avant le concert, première fois que je voyais ça à la Maison symphonique, content de voir une salle pleine pour venir écouter autre chose que de la musique de Noël. Il nous a dit aimer la musique de Mahler plus que tout, car cette musique, quoiqu'elle soit difficile d'approche, nous pousse, comme aucune autre peut-être, à une introspection des plus intenses, et il nous invitait tous à faire semblable introspection, question de saisir toute la matière de l'année sur le point de se terminer. Comme la symphonie dure environ une heure et vingt minutes, ce qui est exceptionnel, c'est quasiment un film, ça nous laissait amplement le temps. J'ai donc décidé de ne pas trop chercher les émotions de Mahler dans sa symphonie - dire qu'il est opaque est un euphémisme - ni à les comprendre ou même les ressentir, mais tout simplement (si cela est possible) de chercher en moi pour écouter attentivement les émotions que la symphonie m'inspirerait ou me révèlerait. Ça peut sembler l'évidence même, mais permettez-moi d'en douter, l'art nous révèle des indices le plus souvent inconsciemment ; mais user de sa volonté, en pleine conscience des choses, pour plonger en soi et saisir l'émotion peut nous inspirer le plus glorieux bonheur mais également nous crisser en pleine face toute la vacuité tragique (ou pas) de notre vie humaine. C'est jouer gros. 

Parce que je ne sais pas lire la musique, elle sera toujours hors de ma portée d'une certaine façon ; je vois le phénomène, mais je ne pourrai jamais en comprendre toutes les subtilités. Au même titre que les neurosciences ou l'astrophysique par exemple. Je serai toujours non pas un acteur mais un spectateur (même si mon écoute est des plus actives). Je vois la musique de Mahler comme une architecture métaphysique totalisante beaucoup trop grande pour moi ; immense et colossale, elle m'impose le plus grand respect et mon écoute fut empreinte de dévotion. Le sacré pour moi relève du spirituel et non du religieux, et j'étais en plein dans cet état d'esprit lors du concert. Quelques fois les yeux fermés, le plus souvent les yeux bien ouverts, mais sans réellement voir ce qui se passait. Tout était voilé dans la salle par le filtre de l'enchantement. J'ai du moins pu constater la jeunesse fougueuse et passionnée de Nézet-Séguin dirigeant son remarquable (le mot est faible) orchestre, pas moins de 88 musiciens, ils étaient tous en parfaite symbiose avec l'édifice monumental de Mahler. Je n'entendais plus personne dans la salle pourtant comble. 

Dès les premières notes, je suis parvenu facilement à rentrer en moi, mais ça restait non pas superficiel, mais peu profond, trop habituel. Pendant le premier mouvement, l'orchestre s'est mis lentement en marche, étalant les phrases singulières et disparates nécessaires à l'apparition du chaos et des forces de la nature qui ont toujours obsédé Mahler. Le calme est rapidement devenu tempête et plusieurs souvenirs ont commencé à se révéler, mais trop furtivement, comme des flashs photographiques. Images de rires échangés, de regards qui ne durent qu'une seconde, des visages méconnus et d'autres connus ; même les loups d'Hélène Grimaud sont apparus pour hurler à unir la meute dispersée, tout le bois de la salle s'est fait arbre puis forêt, orées silencieuses sous la canopée envahie de bruits, encore une autre année passée, je vois bien la nature de Mahler, il me fait rentrer dans sa nature, dans la Nature, la nature humaine, la mienne, la nature divine, si cela existe, le voile est à près chuter, le voile des derniers mois tissés lourds d'une tragédie que j'évite, tassée dans l'angle mort de ma conscience, novembre sombre, il y a des morts à ne pas fêter... Tout se fractionnait dans ma tête au rythme du mouvement et se multipliait comme à l'habitude en trop de mots, trop d'idées pour que je puisse retenir quelque chose. Les accalmies douces suivant les phrasés brutaux voyaient pâlir les souvenirs inconsistants. Voir des images invisibles est toujours étranges, trop évanescent ; la mémoire interne de l'oeil fait défaut, phosphènes et scotomes valsent malgré soi comme reflets sur flaques floues. Ça m'arrive quasiment tout le temps, ces avalanches chaotiques de signes, ce qu'on appelle trop facilement le hamster tournant dans sa roue ; je ne plongeais pas assez en moi, Proust m'est apparu et je me suis rappelé de ne rien trop forcer, de me laisser aller. Mais c'est difficile à faire lorsque 88 musiciens et leur chef déchaîné nous brassent la cage et nous mettent sur le qui-vive comme c'est pas possible 

L'ouverture du deuxième mouvement, une légère danse entre cordes et vents, est venue adoucir tout ça et ça m'a carrément accroché un sourire obstiné au visage ; mon corps l'emportait sur mon esprit. Même si chez Mahler, la réjouissance est brève, la danse cède rapidement le pas à la marche, plus droite, ampoulée et fière ; toutes images m'ont quitté à cet instant pour n'installer rien d'autre que l'émotion, l'émotion pure. Sérénité, calme, enchantement, paix, joie ou bonheur, je ne sais plus, et le mot n'a pas d'importance. Rien de précis ne naissait en moi pour suggérer l'émotion, elle était là, tout simplement, comme elle l'a été plus souvent qu'autrement lors de la dernier année. Puis des souvenirs précis ceux-ci, essentiellement des paroles échangés, sont venus me rappeler ce pour quoi il n'y a pas de honte à préférer le bonheur, comme le disait Camus, et que lorsqu'il est là, ben faut pas faire semblant de ne pas le voir. La dernière année aura été celle où je serai parvenu à être qui je suis réellement dans un amour total, tantôt calme, tantôt sauvage, et que c'est à cet amour que je le dois, cet amour qui me force à trouver un nouveau langage à même la moelle et la fureur de ce qu'on appelle, sans réellement saisir tout le poids du mot, la vie. 

Dans le troisième mouvement, je ne plonge plus, je trébuche en moi (je revendiquerai toujours le droit à la maladresse occasionnelle et inoffensive) pour écouter ce que la musique m'envoie ; je tombe sans cesse puis me relève et cours de plus en plus vite. Spasmes et tornades claires de cordes, hautbois et vents divers, espoir vain de la neige dehors ne demandant qu'une tempête pour enfin voler, le ventre ronflant du soir faisait mine de se reposer plus tôt avant un cataclysmique paroxysme, Yannick Nézet-Séguin est un sorcier, Prospero dans The Tempest, les substantifs sont inutiles dans la transsubstantiation des choses, les langues lèchent le coeur animal, se déchaîne une fureur sans nom sans corps sans image, et ce, malgré les doutes, les doutes constants, mes incertitudes, mes regrets et remords, mes fantômes démunis que j'ai abandonnés au purgatoire, mais je ne dois rien à personne, souffle ininterrompu des cors, tambours battant aux tempes du temps, musique hermétique, Hermès, le messager des dieux qui conduit les âmes aux enfers, Mahler y ressortant suite au décès de sa fille de quatre ans, moi y ressortant après le suicide d'un de mes étudiants, ce n'est pas de ma faute il faut imaginer Sisyphe heureux ça n'aura pas suffit j'ai failli ma peine ma colère ma frustration et mon incompréhension ma marche de quarante minutes le long de l'aqueduc de Verdun pieds nus sur le verre d'un sablier brisé soleil glacial quand j'ai su la nouvelle par un jeudi jour de puissance de tonnerre frappé par la foudre l'éclair sourd de Jupiter le ciel jamais ne fut plus bleu lumière violente dans mon trouble intense mon âme a vomi un peu soif intarissable vérité enfoncée trop loin dans la gorge jour de drame de tragédie de ta vie fauchée par ta main désespérée dans la chair de tes dix-huit ans le retour en classe le lendemain tes camarades en pleurs ma main tremblant mon coeur secoué à jamais ton nom désormais éternel dans l'obscur onyx de mon cerveau perdu dans les entrailles alchimiques du mystère inexplicable des choses eh bien à ta mémoire je te survivrai imparfait il m'en aura coûté de faire la paix avec ta mort qui ressort malgré moi dans les emportements impétueux du final du troisième mouvement la vie dans toute sa puissance de la neuvième de Mahler qui m'a fait lâcher tous les sacres de la langue québécoise dans ma tête devant tant de beauté brutale mais glorieuse. Musique sacrée s'il en est une. 

Quatrième mouvement. L'impression désormais d'être en filigrane des autres, des choses plus grandes que soi, de Mahler et de sa symphonie ressuscitée à travers le travail du maestro, le travail du maître, je suis un observateur privilégié de l'invisible, le messager des dieux me dit des secrets, me pointe des trésors qui me sont destinés. La conviction ensuite d'être dans l'épiphanie propre, avoir l'exclusivité de la révélation : les astres des derniers mois, dans leurs courses, se sont constellés et forment désormais cet ensemble, un repère qui n'est perceptible que pour moi, un repère hors du temps qui commence mauditement à ressembler au bonheur. Les autres autour de moi cessent d'exister pendant plusieurs instants, sinon Francis et notre amitié, sinon l'aura d'Amélie et notre amour. Mais tant de beautés apporte ses douleurs, un autre voile est tombé : je revois la salle remplie des autres, leur réapparition fut brutale, le malheur rôde autour, la tragédie est pas tuable, ça fait tellement bizarre d'aller bien quand tout autour va mal ; entre ce moment et le final, je suis dans les eaux troubles écartelées des contraires, chaque écho donnant sur l'infini, chaque silence donnant sur l'éternité, j'ai complètement habité mon corps, étourdi je dois, un peu, m'oublier totalement et reprendre mon souffle mental.

Avant de sortir de la salle sonné, chancelant mais animé d'une force nouvelle, le final. Retour au calme relatif. Relents de beauté pure. Divague à l'âme. Je sens cette paix inexplicable : être bien et non coupable. Sur la dernière note, longue et lente, comme le début de la symphonie venant ainsi boucler la boucle, Histoirouroboros et roue de Vico, des dieux des héros des hommes, le Wake, veillée et éveil, tout l'essence du monde tous les sens du monde dans un seul mot, le Verbe, l'éternel retour du même, tout va toujours revenir, autant bien l'accepter et l'aimer, Amor fati câlisse, se desserrent tous les tourments avant la fin, les regrets et les doutes persistants disparaissent enfin, tout est plus clair avant l'éclosion du silence transcendant absolument tout, finies les révoltes contre ce qui n'existe pas, on ne peut éviter la mort, celles des autres comme la nôtre, autant vivre le plus possible, vivre vraiment, le fardeau et ses joies de lutte glorieuse. La dernière note longue et lente s'essouffle et finit par révéler toute la puissance du silence à prévoir au moment infinitésimal de la mort à venir. The rest is silence. Ça n'a jamais été aussi vrai. Nous sommes silences. Des bruits qui vivent, brament et se taisent. Toi, moi, l'amitié, la vie, le désir, le passé, les autres, la passion, les adieux, la mort, le deuil, l'amour, l'éternel puis le néant. 

Et c'est parfait comme ça.








































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