vendredi 13 janvier 2017

Marcel à la plage

It's you, it's you, it's all for you / Everything I do / I tell you all the time... Pendant qu'au loin l'océan et l'horizon s'épousent dans de multiples teintes bleutées, Lana Del Rey murmure sa mélancolie sensuelle à mes oreilles ; le travail inlassable des vagues révèle des forces insoupçonnées qui imposent le respect mais que personne ne remarque. Heaven is a place on earth with you / Tell me all the things you wanna do... Leur formidable rugissement est étourdissant et le temps passe en marées invisibles sous le vol de ces oiseaux que je ne connais pas, au-dessus de l'immense nappe d'eau me nourrissant d'images que je n'avais jamais vues. It's better than I ever even knew / They say that the world is built for two / Only worth living if somebody is... Je délaisse Lana pour retourner à Marcel (Le Temps retrouvé, parce qu'on y retourne toujours... lecture de circonstance), il vient de revoir un M. de Charlus vieillissant et sa description épique m'arrache quelques larmes. Mais son chapeau de paille laissait voir une forêt indomptée de cheveux entièrement blancs ; une barbe blanche, comme celle que la neige fait aux statues des fleuves dans les jardins publics, coulait de son menton. C'était, à côté de Jupien qui se multipliait pour lui, M. de Charlus convalescent d'une attaque d'apoplexie que j'avais ignorée (on m'avait seulement dit qu'il avait perdu la vue ; or il ne s'était agi que de troubles passagers, car il voyait de nouveau fort clair) et qui, à moins que jusque-là il se fût teint et qu'on lui eût interdit à en prendre la fatigue, avait plutôt, comme en une sorte de précipité chimique, rendu visible et brillant tout le métal que lançaient et dont étaient saturées, comme autant de geysers, les mèches, maintenant de pur argent, de sa chevelure et de sa barbe, cependant qu'elle avait imposé au vieux prince déchu la majesté shakespearienne d'un roi Lear. Et le bal des têtes se continue comme ça pendant des pages et des pages. Mes amis me regardent et ne comprennent pas qu'un livre puisse me faire pleurer. "Ça serait trop long à vous expliquer", que je dis sans condescendance aucune. Ils insistent. "C'est comme une épiphanie, une révélation où les mots et la littérature transcendent le réel. Une expérience sensorielle déroutante de prime abord, complètement chargée d'émotions, où la poésie pure ajoute de la valeur au monde." (Et qui me permet de le tolérer et d'y vivre) Ils me regardent, pantois, et partent à rire. J'échange un rire avec eux en leur disant qu'ils n'ont rien vu encore : j'aurai le temps de finir le bouquin d'ici la fin du voyage et les dix dernières pages, où Marcel, après avoir accepté la mort comme une inévitabilité, soudain la craint car elle l'empêcherait peut-être d'écrire le grand Oeuvre dont il a eu la révélation quelques cent pages plus tôt, alors que ça fait 5000 pages qu'il l'écrit, vont m'arracher toutes les larmes du coeur, it's gonna be waterwork... Sans poser davantage de questions, souriants, insouciants sans que je leur en veuille le moins du monde parce qu'on partage certains parallèles mais pas tous, ils lèvent leur verre, on doit en être à notre cinquantième gin tonic en deux jours, et je sais que sans comprendre exactement ce que je dis, ils comprennent, et acceptent, qui je suis. Écris-moi plus souvent que je te lise transcender le réel toi aussi. En plus de ma fièvre qui ne tarit pas depuis un peu plus de trois semaines - mais douze ans en fait -, je sens mon corps brûlé, immobile et comme tétaniser sous le soleil ; je n'ai pas vu un nuage, ce perceptible impalpable, depuis jeudi dernier, et leurs formes uniques et leurs circonvolutions erratiques me manquent. Une esthétique boréale m'habite, ça ne fait aucune doute : j'aime mieux sentir mon corps vibrer dans le froid que s'écraser sous la chaleur. Paradoxal de penser à la blancheur violente de la neige, au temps épouvantable comme tu dis, sous le puissant soleil du Mexique, les pieds marchant dans le grimoire du sable et devant un Pacifique de phosphore. Pendant que je lis le bal des têtes, sur la plage, un bal de corps difformes et obsolètes défile dans l'insouciance que leur procurent la chaleur et les vacances. Ma tête est à mille lieux d'ici, dans le creux de ton cou où je m'évanouie. Enfouir mon visage dans tes cheveux constellés d'or / Et te respirer jusqu'à épuiser tous les parfums de ton corps. J'enfile verres après verres, et mon ivresse n'est pourtant qu'accessoire, un succédané ; et j'enfile pages après pages qui évoquent la finesse et la beauté de ta silhouette de statue vivante ; orfèvrerie aux lignes définitives qui sublime le souvenir et la distance et l'image que j'en ai et qui appartient et trône en haut du bestiaire d'une mythologie nouvelle forgeant de bien nouveaux réels. Échos des mélodies de Nils Frahm, je t'imagine en train de les jouer, tes doigts irradiant l'ivoire et l'ébène de grands pianos. Mais toujours dans des intervalles d'ivresse et de calme d'une implacable lucidité, je me dois de laisser le Temps passer, attendre, encore et encore et encore, pendant que les vagues, comme un métronome grandiose, marque son insoutenable lenteur. Plus tard, j'irai tempérer mes ardeurs en faisant de l'apnée, calmer le formidable rythme de mon coeur dans les eaux tantôt troubles tantôt nettes d'un océan que je découvre, qui n'est qu'un autre univers grouillant de vie... 

And then the waterwork came. Dans l'avion plongé dans l'obscurité au retour, accoté au hublot, je suis le seul avec sa lampe de lecture allumée, la capine de mon hoodie sur ma tête, (tout le monde à côté de moi écoute des films d'une insipidité déconcertante, écouteurs bien enfoncés dans les oreilles, dans leur bulle d'indifférence et d'insouciance, le cerveau à off comme on dit, alors que le mien est sur le point d'exploser) je m'enfonce dans le dernier droit du Temps retrouvé et, comme ce fut le cas lors de ma première lecture le 2 juillet 2009, (parce que lorsqu'on finit Proust - tant de grandeur d'âme dans un corps aussi chétif -, ça devient difficile de ne plus marquer le Temps ; je me souviens de l'avoir terminé à la douce lueur d'une simple lampe qui déposait ses atomes de lumière ocre sur ma solitude, ma concentration cristallisée, mon émotion incomparable) je braille ma vie, pendant que l'avion passe au large des Grands Lacs où je vois tour à tour Cleveland, Detroit puis Toronto briller de mille feux dans la nuit, devant toutes les stupéfiantes beautés et épiphaniques vérités sur lesquelles Proust disserte avec son verbe de bâtisseur de cathédrale ; et ce n'est pas de la tristesse, c'est une belle mélancolie qui pourrait même prendre quelques airs de nostalgie si ce n'était du pouvoir d'évocation quant à un meilleur futur que son oeuvre porte aussi, car il met en avant de la scène l'importance des choses à faire tout en écoutant son moi, tout en plongeant en soi pour faire ressusciter de notre mémoire les souvenirs les plus importants, ceux qui font de nous qui nous sommes, tout ce temps que notre corps a sécrété - comment te souviens-tu de moi? que penser des onze années écoulées en-dehors de nous? me suis-je si transformé et ai-je si vieilli? est-ce que nos retrouvailles ont tué l'image de meilleurs souvenirs que tu avais, de plus beaux rêves que tu faisais? fut-ce une parenthèse nécessaire n'ayant élargit aucun espace entre nous puisque nous étions sous le même ciel, même sans se voir, l'un près de l'autre, en pensées, traversant le même Temps? - j'essuie mes larmes avec mon avant-bras, conscient que, dernièrement, j'ai retrouvé du Temps perdu ; je vole à 40 000 pieds d'altitude, mais ce sont les milliers de mots de Proust et les images que j'ai de toi qui me donnent le vertige, qui me poussent à vivre en sachant que la souffrance autant que le bonheur n'auront jamais de fin ; le tout c'est d'être vrai, intense et artiste parce que "la vérité suprême de la vie est dans l'art", et de continuer d'écrire cette histoire qui ne s'invente pas, parce qu'après tout "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature."

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