mercredi 25 janvier 2012

Ce qu'une photo ne pourra jamais dire

"Sans soute une première rencontre avec Nietzsche n'offrait-elle rien de révélateur à l'observateur superficiel. Cet homme de taille moyenne, aux traits calmes et aux cheveux bruns rejetés en arrière, vêtu d'une façon modeste bien qu'extrêmement soignée, pouvait aisément passé inaperçu. Les traits fins et merveilleusement expressifs de sa bouche étaient presque qu'entièrement recouvert par les broussailles d'une épaisse moustache tombante. Il avait un rire doux, une manière de parler sans bruit, une démarche prudente et réfléchie qui lui faisait courber légèrement les épaules. On se représentait difficilement cette silhouette au milieu d'une foule : elle était marquée du signe qui distingue ceux qui vivent seuls et en marche. Le regard en revanche était irrésistiblement attiré par les mains de Nietzsche, incomparablement belles et fines, dont il croyait qu'elles trahissaient son génie. (...) Ses yeux aussi le révélaient. Bien qu'à moitié aveugles, ils n'avaient nullement le regard vacillant et involontairement scrutateur qui caractérise beaucoup de myopes.  Ils semblaient plutôt des gardiens protégeant leurs propres trésors, défendant des secrets muets sur lesquels aucun regard indésirable ne devait se porter. Sa vue défectueuse donnait à ses traits un charme magique et sans pareil : car au lieu de refléter les sensations fugitives provoquées par le tourbillon des événements extérieurs, ils ne restituaient que ce qui venait de l'intérieur de lui-même. Son regard était tourné vers le dedans, mais en même temps - dépassant les objets familiers - il semblait explorer le lointain - ou, plus exactement, explorer ce qui était en lui comme si cela se trouvait loin."

- Lou Andreas-Salomé (1894)

Plus qu'une description physique, il y a beaucoup de son âme, de son coeur et de son génie dans ces mots. 

Ses mains fines de pianiste ayant écrit sans arrêt. 
Et ses yeux sondeurs d'infinouïs.

1 commentaire:

  1. Quelle plume elle avait, cette Andreas-Salomé! Je ne me lasse pas de relire cette description de Nietzsche. Merci pour la découverte!

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